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LE BERGSONISME

M. Bergson appelle le supraconscient, sans que ces termes contraires soient au fond bien différents de l’un de l’autre. Mais peu importe ici : conscience, supraconscience, inconscience, l’essentiel est que cet intérieur soit fait de virtualité, qui s’entrepénètrent, c’est-à-dire de multiplicité interne. « Cette vie commune à tous les vivants présente, sans aucun doute, bien des incohérences et bien des lacunes, et d’autre part elle n’est pas si mathématiquement une qu’elle ne puisse laisser chaque vivant s’individualiser dans une certaine mesure. Elle n’en forme pas moins un seul tout[1]. » On conçoit que les termes psychologiques, individualité, élan vital, unité, pluralité, chevauchent les uns sur les autres, apparaissent comme les attributs d’une même substance, des coupes sur un même mouvement.

Ce mouvement qu’est l’élan vital ressemble à notre mouvement intérieur par la nouveauté, l’imprévisibilité, l’invention. Ce qui dure c’est ce qui change, et ce qui change, lorsqu’il s’agit de la vie, se crée. Comme Descartes parlait de création continuée, M. Bergson parlerait de continuité créatrice. C’est que pour Descartes création est le terme primitif, passage du néant à l’être, tandis que pour M. Bergson le passage du néant à l’être est un non-sens, et l’idée de création « se confond avec celle d’accroissement[2] » ou mieux avec celle même de durée vivante. « Durée signifie invention, création de formes, élaboration continue de l’absolument nouveau[3]  : » le contraire du mouvement inverse, de la dégradation de l’énergie, qu’on pourrait appeler la contre-durée.

Cette contre-durée va à une non-durée où il n’y aurait que conservation et répétition. Mais dans l’ordre de la durée vivante rien ne se répète. « L’hérédité ne transmet pas seulement les caractères ; elle transmet aussi l’élan en vertu duquel les caractères se modifient, et cet élan est la vitalité même[4]. » La vie transmet ses caractères à la façon d’un thème musical susceptible d’une infinité de variations. À mesure qu’on s’élève dans l’échelle ces thèmes musicaux deviennent de plus en plus simples, mais gardons-nous d’y voir une régularité qui serait une manière de mécanisme. L’élan vital organise la matière, mais il se donne par là le poids même de la matière, et il est souvent entraîné par elle à l’automatisme. À d’autres moments il triomphe

  1. Évolution Créatrice, p. 47.
  2. ld., p. 262.
  3. ld., p. 11.
  4. ld., p. 251.