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LE MONDE QUI DURE

pour qui réalité et unité coïncident. Plus nous essayons de saisir la vie dans son mouvement, plus ce mouvement nous apparaît comme une impulsion indivisible et comme une unité. Le flot qui tombe d’une pomme d’arrosoir est aussi un que celui qui s’écoule d’un robinet. La multiplicité des filets ne tient pas au mouvement de l’eau, mais à la plaque qui fait office d’obstacle. Elle n’existe que parce que le mouvement est arrêté sur certains points, au lieu que, du robinet, le mouvement est libre. La matière, principe de multiplicité, et, comme disait l’École, d’individuation, ressemble à cette plaque. Mais d’autre part, cet obstacle qui donne au mouvement indivisible l’aspect extérieur de multiplicité conduit à une meilleure utilisation de ce mouvement, permet de projeter l’eau sur une plus grande surface. Ainsi la multiplicité de la vie a son principe dans une occlusion et dans une utilité. La vie des espèces, la vie des individus, ne constituent pas une déchéance, mais un enrichissement de l’élan vital. Le courant vital « s’est divisé entre les espèces et éparpillé entre les individus sans rien perdre de sa force, en s’intensifiant plutôt à mesure qu’il avançait[1] ». Si la matière est du vital inverti, de l’esprit éteint, il y a eu un moment où du vital s’est inverti, où de l’esprit s’est éteint, — et la mort continue à multiplier ces moments autour de nous. Comme il n’y aurait pas d’espèces et pas d’individus sans cette inversion, sans l’obstacle de la matière, devons-nous considérer les espèces et les individus comme des moyens de plus en plus efficaces pour tourner l’obstacle de la matière et retarder la dégradation de l’énergie ? Peut-être. Nous retrouverons tout à l’heure cette question de l’individualité.

Une intuition supérieure éprouverait l’intérieur de l’élan vital, c’est-à-dire son être, comme un intérieur psychologique, — dirons-nous l’intérieur d’une conscience ? « Tout se passe, dit M. Bergson, comme si un large courant de conscience avait pénétré dans la matière, chargé, comme toute conscience, d’une multiplicité énorme de virtualités qui s’entrepénétraient[2]. » Mais selon M. Bergson la conscience ne représente que la partie de nous-mêmes utilisée momentanément pour une action. Ce que nous appelons conscience du point de vue de l’élan vital correspond donc à une synthèse du conscient et de l’extra-conscient, à un x que Hartmann appelait l’Inconscient, que

  1. Évolution Créatrice, p. 28.
  2. Id., p. 197.