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LE MONDE QUI DURE

envisagée d’ailleurs elle-même du point de vue psychologique[1] ». De notre vie, qui est intérieure, nous pouvons conclure à la vie de l’univers. M. Bergson, dans l’Essai, considérait déjà la durée comme un « développement organique ». Il était dès lors amené à considérer le développement organique comme une durée, à fusionner les deux idées, à poser le problème de la vie, non différent du problème de notre vie. Nous atteignons notre moi réel « par une réflexion approfondie, qui nous fait sentir nos états internes comme des êtres vivants, sans cesse en voie de formation, comme des états réfractaires à la mesure, qui se pénètrent les uns les autres, et dont la succession dans la durée n’a rien de commun avec une juxtaposition dans l’espace homogène[2] ». Mais pour nous saisir dans cet état, dans cette réalité, pour vivre intérieurement à nous-mêmes, nous avons besoin d’un effort, et cet effort nous n’avons qu’à le continuer pour vivre intérieurement à l’univers, pour retrouver la réalité de l’univers comme nous avons retrouvé la nôtre.

Cette conversion vers l’intérieur est nécessaire pour éprouver dans la vie une réalité, pour ne pas la voir comme une abstraction ou « une simple rubrique sous laquelle on classe les êtres vivants[3] ». La vie c’est un courant de vie, qui a eu un commencement. Mais quand M. Bergson écrit : « À un certain moment, en certains points de l’espace, un courant bien visible a pris naissance », nul doute qu’il ne faille voir là une façon populaire de parler, (comme lorsqu’on dit : Le soleil se lève,) et que la métaphysique ne consiste à dépasser ces apparences. Des difficultés immenses s’opposent à ce qu’elle y parvienne complètement, mais elle y parviendra d’autant mieux qu’elle tournera le dos à ces termes de spatialité et de discontinuité que M. Bergson lui-même est obligé d’employer. « Plus on fixe son attention sur cette continuité de la vie, plus on voit l’évolution organique se rapprocher de celle d’une conscience[4]. »

Dès lors l’Évolution Créatrice applique à la vie les catégories qu’a révélées l’étude de la vie intérieure : multiplicité de fusion, imprévisibilité, liberté.

Le problème de l’élan vital comme le problème du moi implique deux points de vue d’unité et de multiplicité, et les développements

  1. Évolution Créatrice, p. VII.
  2. Essai, p. 175.
  3. Évolution Créatrice, p. 28.
  4. Id., p. 29.