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PRÉFACE

rendait sous le crayon, — seule manière de la connaître de l’intérieur et de coïncider avec son élan créateur. Il se trouve qu’en dessinant cette figure je dessine une figure importante de la pensée française pendant ces trente ans.

La seule, ne l’oublions pas, qui soit en même temps une figure de la pensée universelle. Cette série de volumes a été conçue, exécutée en partie, pendant la guerre, et il était bien naturel qu’on y fît une place éminente aux deux maîtres du nationalisme français. Sans être précisément nationaliste (le mot tend à disparaître de notre langue intellectuelle et politique) je me sentais porté invinciblement à mettre en avant, dans ces trente ans, les valeurs nationales. Et loin de moi aujourd’hui l’idée de les déclasser. Mais, ayant vécu, depuis, souvent à l’étranger, j’ai pu voir que ces écrivains, qui tinrent une si grande place dans la vie intérieure française, en tiennent assurément beaucoup moins dans le rayonnement français, dans l’idée générale de la France. Et je sais bien ce qu’il y a de dangereux et de faux à se placer au point de vue de l’étranger. Mais un Français s’en dispense difficilement, et il est en somme possible de tourner ce penchant de vanité en une attitude de critique, de contrôle, de mise en place et de mise au point. L’art et la sagesse d’un Anatole France, la pensée d’un Bergson, sont aujourd’hui, autant et plus que des valeurs françaises, des valeurs planétaires. Toute civilisation moderne, dans le temps et l’espace, est faite d’alternances, d’accords, de conflits, d’équilibres entre des fonctions différentes. Les esprits qui répondent à ces fonctions différentes se gourment plus souvent qu’ils ne s’entendent. La division du travail humain fait qu’il est presque nécessaire qu’ils se comprennent peu les uns les autres. Le métier de la critique consiste à les comprendre les uns avec les autres, les uns par les autres, les uns contre les autres, comme la nature elle-même les produit, de chercher à épouser l’élan qui les dépose et les dépasse. Rien ne mérite dès lors mieux d’être utilisé par la critique que la psychologie bergsonienne de cet élan vital.

Ce livre est fait de notes écrites pour moi-même. Le publiant je pense qu’il sera utile à d’autres. Mais je ne voudrais pas qu’on lui demandât des services auxquels il serait peu propre.

Si les principaux aspects de la philosophie bergsonienne y sont