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LE MONDE QUI DURE

Les deux mouvements de la vie et de la matière ne sont pas synchroniques, puisque l’un peut être conçu sans l’autre, et que des planètes sans vie où fonctionnerait seul le principe de la dégradation de l’énergie sont possibles et même vraisemblables. Reste qu’ils soient alternatifs, ou plutôt (n’introduisons pas la question compliquée du rythme) successifs. Mais alors lequel est antérieur à l’autre ? Il semble que M. Bergson s’exprime indifféremment en des termes qui laisseraient supposer tantôt l’une et tantôt l’autre des deux antériorités.

« La vie est possible partout où l’énergie descend la pente indiquée par la loi de Carnot et où une cause, de direction inverse, peut retarder la descente, c’est-à-dire, sans doute, dans tous les mondes suspendus à toutes les étoiles[1]. » L’idée claire serait donc ici celle d’une matière préexistante, d’une dégradation d’énergie, à laquelle, à un certain moment, un mouvement inverse, qui est celui de la vie, vient faire rebrousser chemin. C’est ainsi que nous comprenons d’abord les deux mouvements. Mais certainement ce n’est pas là la pensée de M. Bergson, et ce ne saurait être la pensée d’un philosophe. La vérité est que l’idée de là matière constitue pour l’intelligence spontanée l’idée primitive, qu’il nous est plus commode de la poser avant l’esprit, et que le langage philosophique s’inspire simplement de cette commodité. Cette commodité coïncide d’ailleurs avec celle de la science, qui est matérialiste, et qui étudie toujours les phénomènes, même ceux de la vie, dans le sens où leur énergie se dégrade : c’est ainsi que M. Bergson cite et retient l’observation de Cope, d’après laquelle la physicochimie aurait prise seulement sur les faits physiologiques catagénétiques, c’est-à-dire qui impliquent une descente d’énergie, et non sur les forces anagétiques.

La réalité primitive devra donc consister dans une réalité inverse de celle de la matière, dans une énergie qui ne se dégrade pas, c’est-à-dire dans une énergie spirituelle. Si la matière est de l’esprit éteint, il y a, avant là matière, de l’esprit non éteint. Une énergie qui se défait ne peut provenir que d’une énergie faite, ou d’une énergie qui s’est faite. De sorte que, d’un point de vue métaphysique qui nous rappelle les théories alexandrines, il y aurait trois hypostases de l’être, trois actes du drame cosmique, analogues à la Création, à la Chute et à la Rédemption. D’abord une énergie spirituelle pure, qui se confondrait avec l’acte créateur. Ensuite la dégradation de cette énergie sous forme

  1. Évolution Créatrice, p. 278.