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LE BERGSONISME

qu’ont dit tous les philosophes depuis Platon. Tous les philosophes, sauf Descartes, dont la res extensa a fondé le mécanisme moderne. Mais depuis Spinoza tous ses successeurs n’ont philosophé qu’en revenant, à travers ce mécanisme, au courant traditionnel.

De même que, pour Platon, la matière était l’Autre, pour Aristote puissance, et pour Leibnitz de l’esprit éteint, de même la chose qui se défait n’est pour M. Bergson que l’interruption de la chose qui se fait. La vie pose la matière par sa seule interruption. Sans cette interruption, sans une déficience de la vie, il n’y aurait donc pas de matière. Si la matière nous semble réelle, si l’interruption de la vie est donnée avec la vie même, c’est que la vie n’est pas une force illimitée, que son existence ne remplit pas son essence. Aussi ne saurait-elle être sans un corps, une matière, une limite, — défaut, déficience, défaite. Si la force vitale était illimitée, il n’y aurait que de la réalité qui se ferait. Rien ne se déferait. Il n’y aurait donc pas de matière et par conséquent pas d’organismes. Et il n’y aurait pas d’univers, mais un seul être, qui serait Dieu. L’existence de la matière s’explique en somme dans le bergsonisme comme dans le platonisme et le néo-platonisme.

La vie, n’étant pas une force illimitée, est liée à sa limite, c’est-à-dire à la matière. En tant qu’elle est liée à la matière elle ne peut arrêter la dégradation de l’énergie. Mais elle la retarde, en créant chez les végétaux des réserves d’énergie chimique qui se transforment en mouvements chez les animaux, ou, plus généralement, en emmagasinant, dans les organismes, de l’énergie solaire dont la dégradation se trouve ainsi provisoirement suspendue, jusqu’au moment où elle se dépense d’un coup en des explosions dont le type le plus haut est fourni par l’acte libre. Ce qui se dégrade, c’est en effet l’énergie utilisable, cette capacité de chute, cette dénivellation de deux énergies inégales que Carnot appelait la puissance motrice. La matière étant de l’énergie de moins en moins utilisable, la vie est de l’énergie de plus en plus utilisable (en principe et réserve faite pour les accidents et les échecs partiels inévitables, l’échec total toujours possible.) La réalité de l’une comme la réalité de l’autre ne consiste qu’en un mouvement, mais le mouvement de l’une est inverse du mouvement de l’autre.

Mais cette idée de mouvement inverse est-elle bien claire ? On peut entendre par mouvements inverses des mouvements synchroniques et des mouvements alternatifs. Les mouvements inverses des poids d’une horloge sont des mouvements synchroniques, les mouvements inverses du flux et du reflux sont des mouvements alternatifs.