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LE MONDE QUI DURE

donnait la même clef de voûte positive que fournissait celle de la conservation de la matière dans la matérialisme hérité de Démocrite. Certain pragmatisme se vérifierait ici singulièrement : un Spencer et un Taine vont à la loi de conservation et s’écartent de la loi de dégradation par une impulsion analogue à celle qui conduit un organisme vers un aliment utile et l’écarte d’un aliment inassimilable. La méditation de cette loi de dégradation eût cependant fourni un aliment intéressant au pessimisme de Taine. Mais Taine ne devint vraiment pessimiste qu’assez tard, après son mariage, et à ce moment sa philosophie était faite : c’était le scientisme de 1848, ce même scientisme de l’Avenir de la Science auquel Renan reste fidèle dans les Dialogues Philosophiques. Il se contentera de méditer dans les Origines ce qu’il croyait la dégradation de l’énergie française. Quant à Auguste Comte, il ignora le principe de la dégradation de l’énergie, et la trentième et la trente-et-unième leçons du Cours (1835) ne font pas la moindre allusion à l’ordre de recherches dont était né onze ans plutôt le mémoire de Sadi Carnot.

M. Bergson voit dans le principe de la dégradation le tremplin même de la métaphysique, la preuve expérimentale que la science nous fait tourner le dos à la réalité qui se fait. Le sens où marche la réalité physique suggère au physicien « l’idée d’une chose qui se défait : là est, sans aucun doute, un des traits essentiels de la matérialité. Que conclure de là, sinon que le processus par lequel cette chose se fait est dirigé en sens contraire des processus physiques, et qu’il est par définition même immatériel[1] ? »

Ainsi la loi de dégradation fournit au philosophe une réponse à cette question : Qu’est-ce que la matière ? — La matière c’est dans l’univers l’ordre de ce qui se défait. S’il n’y avait que de la matière le monde serait une chose qui se défait. Mais la vie et la conscience existent : nous les éprouvons en nous et les connaissons hors de nous comme quelque chose qui se fait. Et d’autre part leur existence est toujours liée à la matière. Qu’est-ce à dire sinon que la chose qui se défait et la chose qui se fait ne sont pas, comme la res extensa et la res cogitans, deux choses distinctes, mais que la même chose est vie, conscience, liberté, en tant qu’elle se fait, matière en tant qu’elle se défait ? La matière, simple interruption de ce qui se fait, n’aurait donc pas de réalité positive. Et c’est précisément ce

  1. Évolution Créatrice, p. 266.