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LE BERGSONISME

dans une sorte d’Ersatz de l’éternel et de l’absolu. C’est ainsi que le comprend Taine dans l’Intelligence. Ayant posé la loi abstraite au sommet ! de la réalité il écrit : « Très probablement, la nouvelle loi mécanique sur la conservation de la force est une dérivée peu distante de cette loi suprême ; car elle pose que tout effet engendre son équivalent, c’est-à-dire un autre effet capable de reproduire le premier sans addition ni perte… On saisit là quelque chose d’éternel ; le fond invariable des êtres est atteint ; on a touché la substance permanente. Nous ne la touchons que du doigt ; mais il n’est pas défendu d’espérer qu’un jour nous pourrons étendre la main, et dès à présent, ce semble, nous pourrions l’étendre[1]. » Quant à la dégradation de l’énergie jusqu’à l’équilibre final, voici les raisons dont se paye Taine pour n’en pas tenir lieu : « Si toute la force en exercice pouvait à la longue se convertir en force disponible, si la nature ou l’arrangement des derniers éléments mobiles étaient la transformation des effets en effets équivalents, mais différents, dût un jour s’arrêter partout, cela serait déjà fait : or cela n’est pas fait. » Ce passage nous fait au moins pressentir que le philosophe, pour saisir la valeur philosophique du principe de Carnot, devra le comprendre dans une certaine idée de la durée. La loi de conservation de l’énergie, érigée en absolu, s’appliquerait à un monde donné dans une éternité, la loi de dégradation introduit dans le monde une durée.

Notons d’ailleurs que M. Bergson paraît avoir trouvé le principe de Carnot sur son chemin, lorsqu’il s’est mis à creuser dans la direction d’une cosmologie et d’une philosophie générale de la durée, mais qu’il n’en est nullement parti dans l’Essai, où il ne le mentionne même pas. Bien plus il en demeure, dans l’Essai, au principe de la conservation de l’énergie comme loi du monde matériel. Les limites à ce principe il les trouve, alors, avec la philosophie traditionnelle, dans la conscience et non dans la matière elle-même. Le philosophe, dit-il, doit « se demander si ce principe est également applicable aux moments du monde extérieur, qui s’équivalent, et aux moments d’un être à la fois vivant, et conscient, qui se grossissent les uns les autres[2] ». Mais une autre limite est posée par ce fait que l’énergie qui se conserve n’a pas d’action, et que l’énergie qui a une action, ce que Carnot appelait la force motrice, au lieu

  1. L’Intelligence, I, p. 10.
  2. Essai, p. 175.