Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TI.djvu/217

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
203
LE MONDE QUI DURE

n’y a pas de même. « Si l’évolution est une création sans cesse renouvelée, elle crée au fur et à mesure non seulement les formes de la vie, mais les idées qui permettraient à une intelligence de la comprendre, les termes qui serviraient à l’exprimer[1]. »

Notons qu’il y a là peut-être encore un point par où le bergsonisme pourrait s’embrancher sur la Critique de la Raison pure (car on ne peut, je crois, comprendre et classer une doctrine sans l’avoir confrontée avec la critique kantienne, tout au moins sans avoir marqué ses plans de confrontation possible). Cette critique décisive qui montre l’évolutionnisme de Spencer reconstituant l’évolution avec des fragments de l’évolué, ne pourrait-on y voir une application, poussée dans une direction nouvelle, de principes et d’une logique qui, donnés déjà dans le leibnizianisme et dans le calcul des fluxions, apparaissent formellement chez Kant ? Il s’agit de l’illusion critiquée par la Dialectique Transcendentale aux sixième, septième et huitième sections de l’Antinomie de la raison pure. C’est, selon Kant, une erreur naturelle de l’esprit que de voir une chose réalisée là où il n’y a qu’une série, une progression, et de prendre un principe régulateur pour un principe constitutif. Mais il semble que cette série, cette progression (plutôt que principe régulateur cette régulation continuelle), épousées dans leur mouvement, puissent coïncider avec une réalité, cette réalité qui est pour M. Bergson le changement même. C’est là un des points par lesquels on tentera de tourner la Critique pour obtenir quelque chose qu’elle ne voudrait pas donner, pour vaincre l’obstacle qu’elle s’est efforcée de mettre à jamais sur le chemin de la métaphysique.

Mais c’est une fois cette métaphysique formulée, une fois son risque couru, qu’on peut et qu’on doit rechercher les manières dont elle s’accorde ou ne s’accorde pas avec la critique kantienne. S’épuiser, devant la terrible Critique, en justifications préliminaires, c’est se condamner à courir comme l’Achille de Zenon dans un espace où on ne pourra jamais rattraper la tortue, et où il importe peu d’être Achille ou cul-de-jatte. Poser la question c’est la résoudre, avait coutume de dire un journaliste célèbre. Inversement la question critique ne sera bien posée pour l’intelligence que lorsqu’elle aura été résolue par l’action. Ce sont les tables de records et non la physiologie qui répondent à cette demande : À combien de mètres l’homme peut-il sauter ?

  1. Évolution Créatrice, p. 112.