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PRÉFACE

J’ajoute tout de même avec quelque hésitation ce livre à la bibliothèque qui a déjà été écrite, en tant de langues, sur la philosophie bergsonienne. Je sais tout le mépris qu’on peut éprouver pour cette littérature de commentaires, je connais les images peu flatteuses par lesquelles, depuis Montaigne, on s’est efforcé de la discréditer. Il serait pourtant facile de plaider en sa faveur. Commentaires, réflexions critiques, ou, d’une façon plus générale, critique, figurent la monnaie d’échange entre les maîtres et le public, entre les générations successives, entre les points de vue différents et hostiles qui sont impliqués dans la texture sociale et dans le progrès humain. Qu’est-ce que la philosophie en particulier, surtout depuis Socrate, sinon un véritable dialogue entre les philosophes, dialogue jamais terminé, et qui fournit toujours aux loisirs ingénieux, avec de nouveaux jardins, de nouveaux détours et de nouveaux ruisseaux, des approximations du vrai plus pénétrantes et plus riches ? M. Bergson a rajeuni ce dialogue, l’a conduit à un tournant où certains esprits ont cru apercevoir une nouvelle révolution socratique.

Je n’ose trop dire que je suis de ces esprits, mais j’oserais moins encore dire que je n’en suis pas. Pour apprécier pleinement cette philosophie de la durée, nous manquons en effet d’un élément capital, qui est sa durée elle-même. Nous lui voyons un passé, c’est-à-dire une mémoire historique, des éléments et des habitudes de pensée qu’elle tient, plus ou moins consciemment, de tout un élan vital philosophique. Nous lui voyons un présent, c’est-à-dire une action indiscutable sur la vie intellectuelle non seulement française, non seulement européenne, mais universelle. Et cette action légitime la place qu’elle doit tenir dans Trente ans de pensée française. Mais nous ne saurions voir encore son avenir. Nous sommes obligés de la classer