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LA LOGIQUE DU VRAI

le mécanisme cartésien, l’évolutionnisme spencerien, le scientisme de Taine, la projection de ce géométrisme latent, devenu en eux patent au ciel de la métaphysique. Sous cette influence le philosophe en viendra à « hypostasier l’unité de la nature, ou, ce qui revient au même, l’unité de la science, dans un être qui ne sera rien puisqu’il ne fera rien, dans un Dieu ineffable qui résumera simplement en lui tout le donné, ou dans une Matière éternelle, du sein de laquelle se déverseront les propriétés des choses et les lois de la nature, ou encore dans une forme pure qui chercherait à saisir une multiplicité insaisissable et qui sera, comme on voudra, forme de la matière ou forme de la pensée. » De là les deux caractères de ces philosophies : elles traitent la vie comme l’inerte, et elles suppriment la durée.

Bien que le kantisme soit une réaction contre elles et que la Critique de la Raison pure suffise à frapper d’inexistence la partie proprement philosophique de Spencer et de Taine, le bergsonisme n’accepte pas le point de vue kantien. Un cerveau bergsonien et un cerveau kantien représentent d’ailleurs deux formes de pensée qui ne se comprendront jamais l’une l’autre, et entre qui la controverse restera perpétuellement ouverte, comme une cheminée d’aération du foyer philosophique. Il va de soi que M. Bergson a étudié de près la Critique de la Raison Pure, mais dans un état d’hostilité et sans en recevoir cette excitation à penser qu’ont dû lui donner les Ennéades ou l’Éthique. Les joies d’un criticiste comme Renouvier ou d’un catégoriste comme Hamelin ne sont pas les siennes. Il ne s’en est pas moins rendu compte qu’un philosophe ne pouvait aujourd’hui penser valablement s’il négligeait le point de vue de la Critique : il a vu les synthèses de Comte, de Spencer, de Taine s’écrouler bien vite faute de cette condition.

Kant a donné à la Critique une origine idéale qui est demeurée célèbre, lorsqu’il a comparé le renversement de point de vue qu’elle produit à la révolution de Copernic. M. Bergson est peut-être, en un certain sens, bien kantien lorsqu’il continue ici l’élan vital du kantisme et que la philosophie lui paraît, à deux reprises, devoir nécessiter un renversement à la Copernic.

À la suite de la critique kantienne, la psychologie moderne « a paru surtout préoccupée d’établir que nous apercevons les choses à travers certaines formes, empruntées à notre constitution propre[1] ». Il s’agit d’ailleurs ici non de la métaphysique, mais de la psychologie, qui a

  1. Essai, p. 168.