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LE BERGSONISME

Nous avons parlé d’effort douloureux. Mais l’effort de l’intuition philosophique tel que l’éprouve le bergsonisme, la marche à la vision intérieure, dépassent les régions de la douleur ou du plaisir. M. Bergson lui-même a dit avec émotion la joie que la pensée éprouve à créer quelque chose de viable, il l’a comparée à la joie de la maternité. Les joies de la maternité ne succèdent pas seulement aux douleurs de l’accouchement, elles sont constamment traversées par celles de l’inquiétude. La création n’est essentiellement ni joie ni douleur, elle est la création. Joie et douleur marquent sur elle des coupes sensibles, comme ses œuvres marquent des coupes pratiques.

Nous voyons d’ailleurs fort bien la porte par laquelle la facilité peut s’introduire dans le bergsonisme et devenir son principe de décadence. M. Benda, dans son pamphlet Sur le Succès du Bergsonisme, s’évertue à nous montrer en lui une philosophie facile, à l’imputer aux mondains qui s’amusent et aux femmes qui dansent. Et celui qui lit cela après Matière et Mémoire voit en M. Benda un humoriste méconnu. Mais n’oublions pas certaines imprudences de M. Le Roy — sur le bergsonisme de Riquet, sur le philosophe à bicyclette, sur les voluptés de l’intuition. La philosophie de M. Bergson, comme la poésie de Mallarmé, atteindrait son point d’« évanescence » (ainsi que dirait M. Paulhan) dans une réalité de mouvement pur, une danse et une musique qui se confondent en effet avec une pleine volupté sensible. M. Benda voit le bergsonisme un peu à la façon dont M. Bergson envisage le platonisme. Il le voit au bout de sa pente de facilité, comme un prophète juif voyait Tyr et Babylone au bout de leur pente de prospérité. Mais, comme le Phèdre et le Phédon, Matière et Mémoire et l’Introduction à la Métaphysique nous placent dans le mouvement par lequel une pensée remonte une pente, nous font participer à la force d’une pensée qui se fait, nous aident à lutter contre la dissolution fatale d’une pensée qui se défait.