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LE BERGSONISME

à les trouver vicieux, sont au moins des symptômes qui nous signalent les régions où il est difficile de penser avec précision. On peut, comme le fait si adroitement M. Bergson, expliquer un cercle, s’entraîner au mouvement de pensée par lequel on le dépassera, précisément en épousant avec franchise son mouvement circulaire. Il y resterait toujours pour l’intelligence quelque chose à désirer, si précisément le cercle ne se dessinait pas aux points où, en y regardant de plus près, commence sa frange d’intuition.

V
L’EFFORT DE PENSÉE

La pensée peut être prise dans le cercle des logiciens quand elle s’abandonne à son mécanisme naturel, mais l’action brise ce cercle, l’action de la pensée gouverne le mécanisme de la pensée. Le danger de la pensée philosophique se trouve dans les mécanismes tout montés qui abondent autour d’elle et auxquels elle risque de s’abandonner. La pensée ne mord sur la réalité que si elle est action. La vraie philosophie implique un effort constant. Son rôle est de « faire violence à l’esprit, remonter la pente de l’intelligence ». « Encore en train de penser ! » disait quelqu’un en rencontrant Lamartine. « Je ne pense jamais, répondit le poète, ce sont mes idées qui pensent pour moi. » Un philosophe qui laisserait, comme un poète romantique, ses idées penser pour lui n’arriverait pas à grand chose. « Il faut, dit M. Bergson, que l’esprit se violente, qu’il renverse le sens de l’opération par laquelle il pense habituellement, qu’il retourne ou plutôt refonde sans cesse toutes ses catégories. Mais il aboutira ainsi à des concepts fluides, capables de suivre la réalité dans toutes ses sinuosités et d’adopter le mouvement même de la vie intérieure des choses… Philosopher consiste à invertir la direction habituelle du mouvement de la pensée[1]. »

En principe tout au moins. Il n’y a pas de philosophie, ou plutôt

  1. Introduction à la Métaphysique (in Rev. Mét., p. 27).