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LA LOGIQUE DU VRAI

idées, ces abstraits. Les idées, les points de vue de l’un à l’autre desquels le logicien croit voir un cercle vicieux, ont été tirés artificiellement d’une réalité en mouvement où les choses sont à l’état de multiplicité indivisé.

Toute philosophie qui veut expliquer l’intelligence implique un cercle, et la Critique de la Raison Pure a établi la géométrie de ce cercle. En effet, c’est avec l’intelligence qu’on fera la genèse de l’intelligence. Mais si l’on s’arrêtait à ces considérations préliminaires, on n’arriverait ni à penser ni à agir. On pourrait, dit M. Bergson, démontrer qu’il est impossible d’apprendre à nager, car pour nager il faut se tenir sur l’eau, et pour se tenir sur l’eau il faut nager. « Il est de l’essence du raisonnement de nous enfermer dans le cercle du donné. Mais l’action brise le cercle[1]. » Et si l’action brise le cercle, c’est en vertu du même pouvoir, du même mouvement qui lui a permis de le tracer. Le cercle lui-même est un acte, l’acte du logicien qui isole et immobilise des idées, et substantifie leur rapport.

Il est de la nature d’une pensée vigoureuse et d’une philosophie vivante de briser des cercles, non pas par virtuosité logique comme l’écuyère passe à travers des cercles de papier, mais par la simple démarche de l’action intérieure qui se confond avec notre être. Il y a à l’origine du cartésianisme un cercle célèbre : la vérité des idées claires prouvées par l’existence de Dieu, et l’existence de Dieu par les idées claires. Mais Descartes n’a pas de peine à se défendre en montrant que ces termes d’idées claires, identiques dans les deux expressions, sont des abstraits de logicien, que du premier sens au second il y a changement, mouvement, et même passage d’une réalité instantanée, celle de l’idée claire immédiatement aperçue, à une réalité qui dure, celle de l’idée claire garantie par la véracité divine et comme chargée de durée par la création continuée. Toute l’apologétique de Pascal tourne dans un cercle vivant auquel il a donné plusieurs formes. L’eau bénite vous fait croire comme l’eau de rivière vous fait nager ; mais il faut déjà croire à l’eau bénite comme il faut déjà entrer dans la rivière. — Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé, mais tu ne me trouverais pas si tu ne me cherchais pas. — Il faut demander la grâce pour l’obtenir, mais il faut l’avoir pour la demander. Des cercles analogues, où se courent après connaissance et individuation, sujet et objet, représentation et volonté, sont vivement re-

  1. Évolution Créatrice, p. 210.