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LE BERGSONISME

De ce point de vue M. Bergson pourrait s’appeler un dissociateur d’idées. L’Essai est une dissociation de la durée spatialisée et de la durée réelle. Matière et Mémoire est une dissociation des idées courantes sur les rapports du physique et du mental. L’Évolution Créatrice est une dissociation non seulement de l’idée de l’évolution, mais de nos idées sur la vie et sur l’être. Comme les idées ne s’associent pas de la même façon, les dissociations devront aussi s’effectuer selon des coupes différentes. On pourrait distinguer, comme les associations psychologiques par utilité, par contiguité et par ressemblance, — la dissociation philosophique de l’utile, du contigu et du ressemblant.

M. Bergson ne parle nullement d’association par utilité. Néanmoins on pourrait dire que c’est pour lui la forme primordiale de l’association, celle qui se trouve à l’origine de la vie, et qu’elle ne se confond ni avec l’association par ressemblance ni avec l’association par contiguité. L’instinct implique des associations par utilité. Les associations dans l’espace étant fondées sur la contiguité, les associations dans le temps sur la ressemblance, l’association entre le temps et l’espace qu’est notre durée spatialisée ne pourra se ramener ni à l’une ni à l’autre, mais on devra la considérer comme une association fondamentale due à la nécessité d’agir. Dissocier du point de vue du vrai cette association fondée sur l’utile, après avoir montré comment et pourquoi elle s’est formée, sera donc la tâche de la philosophie. Ce genre d’association est impliqué d’ailleurs bien profondément dans notre être et dans celui de tous les vivants, puisque l’association de l’âme et du corps n’en forme qu’un cas privilégié. Matière et Mémoire, qui la dissocie, l’explique comme une association provisoire, utile à la vie. La mort dissout cette association de choses comme la philosophie dissout cette association d’idées. Mourir c’est cesser d’agir. Mais la dissociation de l’être et de l’action nous fait comprendre que nous sommes en tant que nous sommes et non en tant que nous agissons ; ce qui empêche d’agir n’empêche pas d’être. Si cette dissociation d’idées, fondée sur l’observation et l’étude de certains faits psychologiques, est vraie, les conséquences en apparaissent immenses, puisqu’elle permettrait de résoudre le problème de la mort. Elle donnerait un fondement solide aux deux mots (en apparence contraires et qui signifient la même chose) de Platon : La philosophie est la préparation à la mort, — et de Spinoza : La vie est la méditation de la vie, non de la mort, et il n’y a rien à quoi le sage pense moins qu’à la mort. La dissociation d’idées, qui était pour Gourmont un simple