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LA LOGIQUE DU VRAI

ployé pour la pratique, et il n’est plus le bon sens puisqu’il adapte de force une qualité pratique au contraire de la pratique. Cela devient alors la philosophie du sens commun. Non seulement celle qui se donne pour telle, mais surtout la plus dangereuse, celle qui déguise sous un vêtement philosophique les données du sens commun. James dit que la scolastique n’est autre chose que le sens commun devenu pédant. Rien de plus juste. Systématiser les données du sens commun est un danger perpétuel auquel est exposée la philosophie ; elle s’y laisserait aller par son poids d’automatisme. Elle doit demeurer contre le sens commun à l’état de tension, ne se départir jamais de sa critique et de son contrôle. Mais le bon sens qui réussit contre l’automatisme dans l’ordre de l’action devra sans doute réussir contre l’automatisme dans l’ordre de la spéculation. Le bon sens « change d’idée quand il change d’objet ». Pareillement le philosophe doit considérer chaque problème en lui-même, et ne se servir qu’en dernier lieu, avec les plus grandes précautions, de l’analogie, parfois si précieuse, mais toujours si facile. Ce que nous avons de bon sens, nous l’avons défendu et maintenu contre toutes sortes de mécanismes ; la philosophie est obtenue de même par l’esprit humain comme une conquête progressive sur les mécanismes, sur le mécanisme.

II
LES DISSOCIATIONS D’IDÉES

Le raisonnement par analogie est une association d’idées réfléchie. Mais il y a pour la philosophie, dans l’analogie comme dans le langage — la langue d’Ésope — à la fois un secours et un danger. Spontanément nous associons les idées ; et, comme la philosophie a en partie pour fonction de contrôler et de redresser le spontané, philosopher ce sera souvent dissocier des idées, résoudre les questions sera d’abord dénouer des nœuds d’associations toutes faites, — et la dissociation d’idées, comme l’a fort bien vu Rémy de Gourmont, devra tenir autant de place dans la pensée critique que l’association d’idées dans la pensée courante.