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LE BERGSONISME

du pied nu s’imprimera. À côté de cette empreinte, un artiste avec une spatule de bois pourra en dessiner une autre exactement pareille, qui, si nous les regardons dans leur être, ne différera nullement de la première, mais qui, lorsque nous les envisagerons dans leur devenir, dans leur création, nous paraîtra bien d’une autre nature que celle-ci. L’empreinte est un acte indivisible qui a pour forme la résistance opposée par la matière à mon pied, ou plutôt à mon pas, tandis que la forme du dessin a été tracée par un acte positif, délibéré et conscient. J’appliquerai à l’une une idée de finalité que l’autre exclut. C’est que je connais clairement l’origine de toutes deux. Mais si, au lieu de considérer la trace d’un pas, je considère un organisme tout entier, dont j’ignore l’origine, j’aurai tendance à concevoir son origine par analogie avec ce que je sais, ou plutôt avec ce que je fais, à y voir une création positive et une intention comme dans le dessin, non une réalité déficiente et le repoussé d’une résistance comme dans l’empreinte. Pareillement l’existence de l’œil (le grand exemple des finalistes) nous apparaît comme l’œuvre d’un oculiste supérieur (d’un oculiste médiocre, nous dit Helmholtz, médiocre lecteur lui-même du Gland et de la Citrouille). Mais, derrière cette matière de l’œil, comme l’avait déjà vu Schopenhauer, derrière cet assemblage en apparence merveilleux, il y a un acte aussi indivisible et simple que le pas empreint sur l’argile par la marche de mon corps : c’est une marche à la vision, marche arrêtée par une résistance de la matière, par une cause déficiente qui nous apparaît, en tombant dans nos images d’intelligence et de technique, comme une cause finale. L’arrêt de cette marche par la matière constitue une coupe sur ce mouvement, comme nos concepts et nos images sont des coupes sur une pensée mobile. Nous pouvons imaginer une matière infiniment plus résistante a la vie : la vie n’y mordrait pas plus que notre pied ne laisse de trace sur le granit. Nous pouvons imaginer une matière infiniment moins résistante, fluide comme l’eau devant toutes les démarches de la vie : n’y ayant pas d’arrêt, il n’y aurait pas de corps organisés. Le commencement de la vie a pu être de vaincre cette résistance presque absolue, et elle atteindra peut-être cette fluidité presque absolue qui serait sa réalité de droit.

On peut donc dire que nous ne parlons de finalité qu’en nous plaçant a un point de vue statique, que ce statique, cette illusion du statique, est commandée par le dynamisme de notre action qui ne saurait produire qu’en considérant son produit et non sa production. Mais