Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TI.djvu/167

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
153
LA LOGIQUE DE L’ILLUSION

Mais si ce qui est fait tombe seul, pour le philosophe, sous la catégorie de la finalité, en quoi consiste cette finalité ? Un corps organisé, une partie d’un corps organisé, considérés comme des systèmes de finalité externe, emboîtés les uns dans les autres, doivent être expliqués, et le seront-ils sans finalisme ? Voltaire ne pouvait comprendre que l’horloge du monde marchât sans horloger. Mais le monde n’est pas une horloge et Dieu n’est pas un horloger. Une horloge représente des moyens employés par l’homme en vue d’une certaine fin. Et je sais bien que M. Bergson use volontiers dans l’Évolution Créatrice d’un langage où figurent ces mêmes mots. « Si elle (la vie) vise essentiellement à capter de l’énergie utilisable pour la dépenser en actions explosives, elle choisit sans doute, dans chaque système solaire et sur chaque planète, comme elle le fait sur la terre, les moyens les plus propres à obtenir ce résultat dans les conditions qui lui sont faites[1]. » Mais je crois qu’il ne faut voir là qu’une métaphore, ou bien une figure exotérique de la doctrine. Ce langage s’applique à l’intelligence mécanicienne bien plus qu’à l’élan vital. Et l’opposition de la machine et de l’organisme est capitale dans la philosophie bergsonienne.

L’organisation, qui est le propre de la nature, ne ressemble pas à la fabrication, qui est le propre de l’homme. La matérialité d’une machine fabriquée représente un ensemble de moyens utilisés, mais celle d’un corps vivant, d’une machine organisée, représente « un ensemble d’obstacles tournés : c’est une négation plutôt qu’une réalité positive[2] ». La machine est organisée en vue d’une action limitée, tandis que la vie est une tendance, illimitée en droit, à agir sur la matière. Cette tendance, illimitée en droit, se trouve limitée en fait. La limite, cause efficiente d’une machine artificielle, ne sera donc, pour un organisme naturel, que sa cause déficiente. Et, comme nous ne voyons que le résultat, et non l’acte simple qui l’a produit, non le schème dynamique qui s’est arrêté là, les productions de la nature nous paraissent analogues dans leur principe aux productions de l’art et explicables de la même manière. Si je pose mon pied sur la pierre, il n’y laissera aucune trace. Si je le mets sur une eau, où je disparaîtrai, il n’en laissera pas davantage. Mais si je marche sur une argile à la fois résistante et molle, l’empreinte très exacte et délicate

  1. Évolution Créatrice, p. 278.
  2. Id., p. 102.