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LA LOGIQUE DE L’ILLUSION

arrêtés, et que les lois d’association de ces images, ressemblerait à un monde matériel où régnerait la seule causalité efficiente : le monde des associationnistes anglais nous paraît une réplique intérieure du monde de Démocrite. Les images c’est l’abstraction du tout fait, la coupe de l’état statique sur le devenir, abstraction et coupe utiles, poteaux indicateurs de notre action taillés dans notre passé. « L’image aux contours arrêtés dessine ce qui a été. Une intelligence qui n’opérerait que sur des images de ce genre ne pourrait que recommencer son passé tel quel, ou en prendre les éléments figés pour les recomposer dans un autre ordre, par un travail de mosaïque. Mais à une intelligence flexible, capable d’utiliser son expérience passée en la recourbant selon les lignes du présent, il faut, à côté de l’image, une représentation d’ordre différent, toujours capable de se réaliser en images, mais toujours distincte d’elles. Le schéma n’est pas autre chose[1]. »

La finalité apparente, elle non plus, n’est pas autre chose. Quand la finalité nous apparaît comme une adaptation à une fin préexistante, c’est que nous transportons au domaine de la réalité une catégorie de l’action intellectuelle, pour laquelle agir c’est se fixer un but et atteindre ce but. Il n’y a pas de travail mécanique, d’emploi d’outils, sans cette finalité. Mais si nous nous transportons au contraire là où le travail humain n’est plus un travail mécanique, là où il continue et imite le travail même de la nature, c’est-à-dire dans la production de l’œuvre d’art, nous ne rencontrons plus de finalité de ce genre. L’idée d’une locomotive préexiste entièrement, dans l’esprit de l’ingénieur, à la locomotive construite et s’y adapte trait pour trait. Mais l’idée d’une œuvre d’art ne préexiste jamais à son exécution. Elle se réalise en suivant un schème dynamique (ou plutôt selon un dynamisme schématique, le mot schème évoquant du tout fait dans l’espace) et en se déposant dans une durée dont les moments sont imprévisibles. Le plan lui-même, le plan d’abord répond à cette définition. Racine écrivait ses pièces sur un plan en prose minutieux et tracé scène par scène, discours par discours, réplique par réplique. Mais ce plan n’était pas plus contenu dans un plan préconçu que la pièce en vers n’était donnée dans le plan en prose. Le travail du poète, s’accomplissant dans la durée, était simplement divisé selon la durée. Si maintenant nous nous transportons non plus au point de vue de l’œuvre qui se fait, mais au point de l’œuvre faite, nous voyons que, comme

  1. L’Énergie Spirituelle, p. 199.