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LA LOGIQUE DE L’ILLUSION

férence, ce hasard appartiennent au monde de la pure matière. Mais c’est un principe bergsonien que si les directions de la vie s’opposent à celles de la matière, elles ne s’y opposent qu’après les avoir épousées, et qu’il y a un point, un moment, où toutes deux sont confondues. De cette contingence et de ce hasard matériels sont partis la contingence vitale et la puissance de choix qui finissent par en devenir le contraire exact sous la forme de la liberté. La métaphore qui revient continuellement dans l’Évolution Créatrice est celle de la vie considérée comme une fabrication d’explosifs. Et il n’y a pas là seulement une métaphore. La vie est une histoire, et les causes historiques, c’est-à-dire les causes vitales, ne se conçoivent que comme des causes par déclenchement, analogues à une transformation brusque de l’énergie potentielle en force vive, ou des causes par déroulement, c’est-à-dire des causes qui exigent de l’attente et de la durée. Les formes de la causalité vivante sont donc des réalités de durée, alors que la forme de la causalité mécanique, l’impulsion simple, se ramène à une identité, à un rapport du présent au présent, à la loi de la conservation de l’énergie, et exclut la durée. De la causalité dans durée à la causalité dans la durée, ou causalité vitale, on passe par l’intermédiaire de l’énergie potentielle. Un monde où il n’y aurait eu que de la force vive, n’eût pas comporté de corps organisés. Et le monde sans vie serait le monde où il n’y aurait plus que de l’énergie potentielle.

Ce sont là les trois formes de la cause efficiente exprimées en termes de mouvement, et les deux dernières, bien qu’on puisse les ramener, d’un certain biais, à la première, nous montrent déjà dans la matière la courbe par laquelle peut s’insinuer la vie. Mais il n’y a vie que là où la causalité semble dépassée et où il existe une apparence de finalité. À ce monde matériel de la causalité efficiente la vie superpose-t-elle effectivement un ordre de causalité finale ?

M. Bergson n’est pas finaliste, et l’Évolution Créatrice contient une critique des causes finales parallèle à la critique du mécanisme darwinien et lamarckien. Néanmoins la finalité lui paraît une image de la réalité moins inexacte que le mécanisme. La philosophie de Renan nous semble souvent une ébauche exotérique et populaire, une antichambre de celle de M. Bergson. Dans les Dialogues Philosophiques, voulant exprimer la cause génératrice de la vie, et ne pouvant accepter ni la causalité mécanique de son ami Berthelot, ni le finalisme qui lui rappelle ses cahiers de théologie, il emploie pour désigner son idée encore vague le mot de nisus : il y a au fond de l’être un nisus