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LE BERGSONISME

où l’on découpe la matière en y distinguant les causes et les effets, où l’on projette sur elle l’ombre, les cadres, le quadrillé utile de l’homo faber.

Cette projection, utile à l’action, peut être dangereuse, non seulement pour la philosophie, mais déjà pour la science lorsqu’elle s’applique aux phénomènes de la vie. À propos des théories mécanistiques sur l’adaptation, M. Bergson distingue trois sens du mot cause : cause par impulsion, cause par déclenchement, cause par déroulement. La première seule est cause proprement dite puisque « la quantité et la qualité de l’effet varient avec la quantité et la qualité de la cause[1] ». Sans doute pourrait-on dire que la qualité de la cause se ramène ici entièrement à sa quantité, à la transmission d’une certaine quantité de force vive, et c’est pourquoi dans ce cas seulement la cause explique son effet ; nous avons une simple identité, 100 d’effet = 100 de cause. Dans la causalité par déclenchement, l’effet n’est pas expliqué entièrement par la cause. Mais alors deux cas peuvent se produire. Ou bien il s’agit d’un déclenchement matériel, l’oiseau qui fait crouler une avalanche, l’étincelle qui provoque une explosion, et alors nous revenons à la causalité par impulsion, c’est-à-dire à l’identité, en faisant intervenir l’énergie potentielle et sa transformation en force vive. Ou bien il s’agit d’un déclenchement vital, et les opérations de la vie consistent bien encore en une accumulation d’énergie potentielle et en son passage brusque à une énergie utilisée (le terme de force vive est tout à fait caractéristique), mais ici le déclenchement est accompagné de conscience et d’indétermination. Enfin, dans la cause par déroulement (comme celle d’un cylindre de phonographe qui déroule sa mélodie), la cause n’est que l’occasion d’un effet dont la qualité ne dépend pas d’elle. Le rapport entre le caractère intelligible et le caractère empirique chez Kant et Schopenhauer transporte à peu près dans la psychologie cette causalité par déroulement, le second n’étant que le premier déroulé sub specie durationis.

De la causalité par impulsion à la causalité par déclenchement et de celle-ci à la causalité par déroulement, nous allons d’un monde cartésien instantané à un monde qui dure. La transformation d’une énergie potentielle en force vive à un moment B n’est pas donnée dans un moment A de cette force potentielle. L’interférence entre les deux séries s’exprime, dans le langage, par le mot de hasard. Et cette inter-

  1. Évolution Créatrice, p. 79