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LE BERGSONISME

IV
L’ILLUSION DES PRINCIPES

La discussion des principes de causalité et de finalité tient depuis les cartésiens une place considérable dans les analyses de la philosophie. En cette matière, la Critique de la Raison Pure n’impose pas plus silence au phénoménisme de Hume que le Fondement de l’Induction à l’empirisme de Mill. Le formalisme de ces principes chez les philosophes dialecticiens a toujours mis en défiance ceux qui transportaient dans la spéculation le sentiment de la vie, et qui, si le scepticisme est, selon une formule trop célèbre, le fruit toujours renaissant de l’empirisme, ont su, quand il le fallait, mordre gaillardement sur ce fruit. La philosophie de M. Bergson ne doit pas être portée au compte du scepticisme, mais il met en garde la philosophie contre les illusions spéculatives impliquées dans des principes qui ne sont, pour parler comme Leibnitz, les muscles et les tendons de nos raisonnements que parce qu’ils sont ceux de notre action, parce que notre action projette notre raisonnement comme son ombre. Depuis Hume, tout philosophe secoue ici le sommeil dogmatique ; depuis Kant, il veut sortir de l’instabilité sceptique, et, sinon faire la déduction transcendantale de ces principes, du moins en découvrir les racines psychologiques, marquer l’endroit où la constitution de notre entendement s’infléchit pour les produire, en somme les définir par leur génération. Dès qu’un philosophe cherche la vérité de ce qui est et non plus les raisons de ce qui paraît, il doit dépasser le monde de la causalité et de la finalité, il ne peut les dépasser qu’en les expliquant et les expliquer qu’en les construisant.

Après Kant on a poussé dans deux directions différentes l’explication de la causalité. L’empirisme anglais, tout au moins Stuart Mill, suivant la direction de Hume, a vu dans le rapport de cause à effet une expérience habituelle, mais qui n’en reste pas moins une expérience, et qui peut être démentie à quelque moment du temps