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LA LOGIQUE DE L’ILLUSION

de suite à la roulette) qu’une intention habillée en mécanisme (par exemple un monde du caprice, comme celui que Mill jugeait possible en quelque place du monde stellaire). Nous croyons pouvoir penser l’absence simultanée des deux ordres : illusion, puisque l’absence d’un ordre implique automatiquement la présence de l’autre ordre, et que la prétendue absence simultanée des deux ordres « est en réalité la présence des deux, avec, en outre, le balancement d’un esprit qui ne se pose définitivement ni sur l’un ni sur l’autre[1] ». L’ordre géométrique et l’ordre vital correspondent à des réalités, ou plutôt à des figures de la réalité, tandis que le désordre n’est qu’une idée.

Et cette idée artificielle du désordre entraîne par contre-coup une idée artificielle et fausse de l’ordre. Nous confondons les deux ordres dans une sorte d’idée moyenne de l’ordre, applicable aux phénomènes astronomiques aussi bien qu’aux phénomènes vitaux, et que nous opposons à l’idée de désordre. Par le même mot, celui d’ordre, nous désignons « l’existence de lois dans le domaine de la nature et celle de genres dans le domaine de la vie ». Nous hypostasions dans une même idée artificielle la ressemblance entre individus d’une même espèce et l’identité entre les effets d’une même cause. « De là l’idée générale d’un ordre de la nature, le même partout, planant à la fois sur la vie et sur la matière[2]. » Les anciens, qui ne voyaient que des genres, durent s’en tenir, en matière de physique, « à une traduction plus ou moins grossière du physique en vital ». Les modernes, dont la physique a son point de départ dans les lois de Képler et de Galilée, essayent de ramener les faits vitaux à des lois. Le vivant et le mécanisme fournissent donc successivement à chacune des deux sciences le type d’ordre qu’elle étend à toute la réalité et dont le contraire lui paraîtra un désordre.

Le bergsonisme n’est d’ailleurs pas un dualisme, et lui aussi croit à l’unité de l’ordre, les deux ordres prenant place dans la suite d’un mouvement, et l’un formant l’inversion, la tension ou la détente de l’autre. Mais ce terme d’ordre est lui-même pour les philosophes un terme général qu’ils décomposent en principes. Cette décomposition répond-elle à une réalité ? Le désordre se réduisant à une illusion, les principes de l’ordre ne feront-ils pas une quatrième illusion ?

  1. Évolution Créatrice, p. 255.
  2. Id., p. 246.