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LE BERGSONISME

comme le passage du néant à l’être. De faux problèmes sont engendrés par cette idée que le désordre est possible et pensable, et c’est par sa critique « qu’une théorie de la connaissance devrait commencer, car si le grand problème est de savoir pourquoi la réalité se soumet à un ordre, c’est que l’absence de toute espèce d’ordre paraît possible ou concevable[1] ». Si nous avons coutume d’opposer l’ordre et le désordre, de considérer l’ordre comme une victoire sur le désordre, c’est toujours en vertu des mêmes tendances techniques : fabriquer c’est créer, c’est produire un ordre par rapport auquel ce qui n’est pas apparaît comme désordre ou non-ordre. En réalité, dit M. Bergson, nous entendons par désordre non l’absence d’ordre, mais l’absence de l’ordre auquel nous pensons, la présence de l’ordre auquel nous ne pensons pas. Le mot de désordre signifie simplement l’état de surprise ou de déception où nous laisse le fait de ne pas trouver devant nous l’ordre auquel nous nous attendions. Nous ne pouvons penser ou exister que dans l’ordre, car l’ordre c’est simplement l’esprit se retrouvant dans les choses, et il est contradictoire que nous pensions autre chose que l’esprit, ou les choses, ou le rapport de l’esprit et des choses, — que nous puissions par conséquent penser l’idée de désordre. Taine fait à Stuart Mill, dans l’Intelligence, une objection de ce genre, et nous ne quittons pas ici ce que la critique kantienne a apporté de définitif en philosophie. Mais M. Bergson va plus loin.

L’esprit peut marcher, selon lui, dans deux sens opposés : dans sa direction propre de spiritualité ou dans la direction inverse de matérialité. Or dans les deux cas il y a un ordre : dans le premier cas, ordre de mécanisme ; dans le second, ordre de création libre. Quand on feint un chaos auquel succéderait ou se surajouterait l’ordre, on passe simplement d’un ordre mécanique à un ordre voulu, à une multitude de volontés élémentaires, d’actes imprévisibles et contingents comme ceux que nous apercevons en nous, et que la conscience empêche de retomber en répétitions, de se résoudre en ordre mécanique. D’autres fois nous appelons désordre l’absence d’un ordre voulu que nous attendions, la présence d’un ordre automatique : ainsi quand je dis qu’une chambre est en désordre, qu’un État est en désordre. Le désordre est la présence de l’ordre sur lequel nous ne comptions pas. Dès lors nous appelons hasard aussi bien un mécanisme habillé en intention (par exemple le même numéro qui sort trois fois

  1. Évolution Créatrice, p. 24.