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LE BERGSONISME

en montrant qu’il y a contradiction aussi bien dans le néant pur que dans l’être pur, et que réalité coïncide avec devenir ou changement, construit la même armature dialectique que M. Bergson. Et Schopenhauer ne traverse pas le moindre néant pour arriver à la Volonté, qui ne se déduit pas, mais qui est. Le postulat de M. Bergson est que toutes les philosophies qui ne mettent pas l’être dans la durée ont dû commettre ce paralogisme et subir l’illusion du néant. « Le dédain de la métaphysique pour toute réalité qui dure vient précisément de ce qu’elle n’arrive à l’être qu’en passant par le néant, et de ce qu’une existence qui dure ne lui paraît pas assez forte pour vaincre l’inexistence, et se poser elle-même[1]. » C’est pourquoi, dit-il, la philosophie tranche la difficulté en posant au principe des choses une existence logique, d’où on ne peut tirer aucune causalité efficace. Selon M. Bergson l’existence qui dure est assez forte pour se poser elle-même. Elle est assez forte pour fournir à la méditation philosophique l’étoffe « la plus solide et la plus résistante ». Et comme toutes les étoffes du même genre, elle paraît et elle est forte par rapport à l’existence logique attribuée à d’autres étoffes. Mais aucun grand philosophe ne s’est contenté plus que M. Bergson d’une existence toute logique, et tous ont, comme lui, fait un tel reproche à la philosophie antérieure contre laquelle ils construisaient la leur. Quand Descartes éclate de rire devant cette définition de la lumière : medium proportionale inter substantiam et accidens, il rit d’une philosophie qui prend une existence de concepts pour une existence de choses. Spinoza, dit Leibnitz, aurait raison s’il n’y avait pas de monades, c’est-à-dire si, perception et appétition, la substance n’avait pas une réalité autre que géométrique. Kant renverse le dogmatisme logique de Wolf en partant des jugements synthétiques a priori, qui sont des données à expliquer par des formes. Pour Schelling la philosophie porte sur des réalités immédiates, pour Hegel ce qui est rationnel est réel ; ce qui n’empêche pas Schelling, dans sa seconde philosophie, de reprocher implicitement à Hegel son goût pour les réalités logiques, et de voir là un fléau général de la philosophie allemande, — critique sur laquelle, à son tour, appuiera si fortement Schopenhauer. L’existence logique, c’est, pour un philosophe, l’existence des autres systèmes, c’est autrui vu, de bonne foi, du dehors : idolum tribus.

Aussi la conclusion positive de ce brillant morceau dialectique

  1. Évolution Créatrice, p. 300.