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LA LOGIQUE DE L’ILLUSION

Penser une chose c’est en penser l’existence ou la non-existence, c’est fonctionner selon nos catégories propres, affirmation, négation, relation ; il n’y a pas de pensée sans pensée d’être, affirmé ou nié, et penser le néant répondrait à un néant de pensée, ce qui implique contradiction.

Cependant M, Bergson impute aux philosophes dans leur ensemble cette illusion du sens commun qui croit l’être postérieur logiquement au néant. « Je n’ai pas plutôt commencé à philosopher que je me demande pourquoi j’existe ; et quand je me suis rendu compte de la solidarité qui me lie au reste de l’univers, la difficulté n’est que reculée, je veux savoir pourquoi l’univers existe ; et si je rattache l’univers à un principe immanent ou transcendant qui le supporte ou qui le crée, ma pensée ne se repose dans ce principe que pour quelques instants, le même problème se pose, cette fois dans toute son ampleur et sa généralité : d’où vient, comment comprendre que quelque chose existe ?[1] » M. Bergson emploie ici fort pertinemment la première personne. Lorsqu’il a commencé à penser il a pensé ainsi. Puis il a rectifié sa pensée en découvrant l’illusion sur laquelle reposait sa première démarche. Mais je crois bien qu’on est philosophe précisément parce qu’on sait faire cette rectification, et, plus ou moins, tous les vrais philosophes l’ont faite. Nous y sommes aujourd’hui aidés par la Critique de la Raison pure, et c’est pourquoi Schopenhauer n’a pas tout à fait tort quand il compare la lecture de ce livre (la première lecture consciente, c’est-à-dire la seconde ou la troisième) à une opération de la cataracte. Mais, avant Kant comme avant M. Bergson, les philosophes voyaient souvent clair. Le philosophe, dit à peu près Aristote, s’étonne d’abord que les choses soient comme elles sont, mais plus il est avancé dans la philosophie plus il s’étonnerait qu’elles fussent autrement. Qu’est-ce à dire, logiquement, sinon qu’après avoir demandé aux choses pourquoi elles sont, il finit par savoir qu’il se demanderait vainement comment elles ne seraient pas ? Et qu’est-ce à dire, psychologiquement, sinon que la philosophie, comme la vertu, est une habitude ? Le poële cartésien, le vide préalable du Cogito (« je feindrai donc que rien n’existe ») ne sont que des artifices logiques, puisque le Cogito consiste à montrer que ce vide préalable apparaît à la réflexion comme illusoire, et qu’il y a une contradiction dans les termes à feindre que rien n’existe, car

  1. Évolution Créatrice, p. 299.