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LE BERGSONISME

Il est contradictoire d’admettre que nous puissions poser l’inexistence du Tout. Nous ne pouvons que poser l’inexistence d’une partie relativement à l’existence d’une autre partie. On ne saurait donc voir dans l’idée du néant qu’une idée relative, et dans l’idée du néant absolu qu’un mot.

Nous assistons là, comme en bien des points de la philosophie bergsonienne, à un curieux renversement du cartésianisme. Descartes avait fait reposer la preuve ontologique sur ce principe qu’il y a plus dans l’idée d’un objet pensé comme existant que dans l’idée d’un objet pensé comme non existant. Kant montre que c’est exactement la même chose, qu’on ne pense pas un objet comme non-existant, et qu’au moment où nous le pensons nous le pensons existant. M. Bergson rompt cette égalité et se transporte dans le plateau de la balance opposé au plateau cartésien. Il veut prouver qu’« il y a plus et non pas moins dans l’idée de l’objet conçu comme n’existant pas que dans l’idée de ce même objet conçu existant, car l’idée de l’objet n’existant pas est nécessairement l’idée de l’objet existant, avec, en plus, la représentation d’une exclusion de cet objet par la réalité actuelle prise en bloc[1] ». En d’autres termes, et pour reprendre l’exemple de Kant, il faudrait croire qu’il y a plus dans l’idée de cent thalers conçus comme n’existant pas que dans l’idée de cent thalers conçus comme existant, la première idée comportant un mouvement d’aller et de retour, et la seconde le simple mouvement d’aller.

Notons que cette discussion, dont il faut admirer la perfection technique, peut étonner le sens commun, mais que les philosophes y verront une démonstration nouvelle d’une vérité philosophique déjà ancienne, à laquelle ont contribué l’ontologie d’une part, la philosophie idéaliste et critique d’autre part. L’ontologie trouve son achèvement dans la philosophie de Spinoza, pour qui tout existe en acte, tout est donné dans l’être nécessaire et parfait, dont la non-existence ne peut pas plus se concevoir que la non-existence des essences géométriques. Pour Descartes le doute provisoire n’est qu’un artifice de méthode, et le Cogito en montre l’absurdité : nous ne pouvons penser sans penser l’être, d’abord le nôtre, puis celui de Dieu. Cette identité de l’être et de la pensée, établie par les cartésiens au bénéfice de l’être, renversée par Berkeley au bénéfice de la pensée, aboutit, de rectification en rectification, à la philosophie critique.

  1. Évolution Créatrice, p. 310.