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LA LOGIQUE DE L’ILLUSION

et qu’on se réfugie dans le premier toutes les fois qu’on va être pris en flagrant délit de finalisme dans l’emploi du second[1] ».

M. Bergson dit beaucoup de mal de la dialectique lorsqu’elle se hausse à l’ontologie et se confond avec la métaphysique. Il ne l’admet pas davantage lorsqu’elle contrôle l’intuition, de cette manière agressive qui prétend substituer des raisonnements aux choses. Mais il sait brillamment l’utiliser pour dénoncer les paralogismes, les illusions naturelles non pas de tel philosophe qui s’est trompé, mais de la philosophie elle-même et de l’esprit humain. Sa doctrine se présente dans une armure dialectique éclatante et solide. Il est d’ailleurs probablement impossible que la partie intuitive et la partie dialectique d’une philosophie se rejoignent complètement. La première fonctionne à l’égard de la seconde, ainsi que l’esprit par rapport au corps, comme un plus constant. En tout cas, chez M. Bergson, l’une n’est pas simplement l’absence de l’autre. À une profonde intuition correspond cette dialectique qui porte, comme celle de Kant, sur la critique des illusions fondamentales. La critique de l’idée de néant et celle de l’idée de désordre, dans l’Évolution Créatrice, rappellent les discussions du Parménide et de la Dialectique Transcendentale.

L’illusion du néant consiste à croire que le néant précède logiquement l’être, et que le passage du néant à l’être doit s’expliquer comme un passage du droit au fait. M. Bergson montre que ce passage du néant à l’être ne peut s’imaginer, se penser, se dire, qu’au moyen d’artifices, artifices qui ont leur origine dans l’art, c’est-à-dire dans une intelligence orientée vers l’action et la fabrication.

La discussion qu’il mène consiste à dépister et à dévoiler sous toutes les apparences du néant la présence de l’être. Soit qu’on imagine le néant, soit qu’on s’efforce de le penser, l’opération de l’esprit par lequel on le pose consiste à se placer au point de vue d’une partie de l’être pour nier et supprimer l’autre partie. Je nie l’univers en m’affirmant, je me nie moi-même en me plaçant du point de vue de l’extérieur. Et si j’insiste, si je veux nier à la fois l’un et l’autre, alors l’image du néant « est une image pleine de choses, une image qui renferme à la fois celle du sujet et celle de l’objet, avec, en plus, un saut perpétuel de l’une à l’autre et le refus de jamais se poser définitivement sur l’une d’elles[2] ». Et il en est de l’idée du néant comme de l’image du néant.

  1. Évolution Créatrice, p. 63.
  2. Id., p. 303.