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LE BERGSONISME

capter de la fumée ? Ainsi se perpétuent bien des querelles entre les écoles, dont chacune reproche aux autres d’avoir laissé le réel s’envoler ». Les différentes scolastiques apaiseront cependant leurs querelles pour tomber de concert sur une philosophie qui menace de leur retirer le concept de la bouche. La théorie bergsonienne, dit un néoscolastique, M. Maritain, « se meut constamment autour des notions de puissance et d’acte, sans arriver à les formuler et à les employer d’une manière rationnelle[1] ». Cri spontané d’un platonisme tourné en scolastique ! Si Paris avait une Cannebière !… Si M. Bergson jouait des concepts de puissance et d’acte, il ferait bien comme un autre son petit Aristote !

Mais ce n’est pas dans la philosophie du concept et dans Aristote que M. Bergson recherche à sa racine historique l’illusion du morcelage. C’est dans l’éléatisme et dans les arguments de Zenon. Chacun des quatre ouvrages principaux de M. Bergson contient une critique des arguments de Zénon. Il semble que cette discussion tienne chez lui une place centrale analogue à la critique du nombre infini dans la philosophie de Renouvier. C’est qu’elle lui semble le meilleur moyen de faire saisir la différence essentielle entre un progrès et une chose. Les arguments de Zénon « consistent à faire coïncider le temps et le mouvement avec la ligne qui les sous-tend, à leur attribuer les mêmes subdivisions, enfin à les traiter comme elle[2] ». Zénon y était encouragé par le sens commun et le langage, qui morcellent spontanément en vue d’une fin pratique, et qui, « envisageant toujours le devenir comme une chose utilisable, n’ont pas plus à s’inquiéter de l’organisation intérieure du mouvement que l’ouvrier de la structure intérieure de ses outils ». C’est en se plaçant à l’intérieur et dans la réalité de ce mouvement que M. Bergson réfute Zénon, et son argumentation, ses principes, sont au fond les mêmes que ceux de Leibnitz. Pour Leibnitz, Zénon, sans doute comme Spinoza, comme toutes les philosophies du donné, aurait raison s’il n’y avait pas de monades, des êtres qui changent en vertu d’un principe interne. La réalité du mouvement c’est le changement d’état dans la monade, changement d’état qui se traduit pour nos sens par l’apparence du mouvement dans l’espace. « Je touche la réalité du mouvement quand il m’apparaît, intérieurement à moi, comme un changement d’état ou de qua-

  1. La Philosophie Bergsonienne, p. 222.
  2. Matière et Ménoire, p. 211.