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LA LOGIQUE DE L’ILLUSION

objection qui fut faite par un mathématicien à sa théorie de la durée réelle : par passé ou bien vous entendez le passé pur, et par définition il n’existe plus, ou bien vous entendez la mémoire du passé, et alors vous postulez autre chose que le passé, à savoir sa mémoire. Si l’objection présente d’abord une apparence de raison, c’est que passé et mémoire du passé sont deux concepts qui existent dans le langage courant et dans le langage philosophique, pour des raisons de pratique et de commodité. Mais la réflexion sur le problème de la durée consiste à considérer ces concepts comme artificiels et à voir le réel comme la continuité d’une mélodie où le passé subsiste dans le présent. Une mélodie ?… La philosophie s’accommodera-t-elle mieux de la pensée par images que de la pensée par concepts ? La vérité est qu’image et concept sont également des coupes, des moyens, qu’il faut s’en servir et non s’y asservir, les traverser et non y demeurer, employer, comme faisait Platon, l’un et l’autre pour qu’ils se dépassent l’un l’autre et imitent par leur alternance instable la réalité mobile.

Ainsi les concepts s’expliquent par une démarche de la vie qui découpe la pensée comme elle a découpé la matière. Les concepts sont déposés par le mouvement de la vie : il ne faut donc pas les prendre pour ce mouvement. Ils s’expliquent par la vie, et le plus grand contre-sens consiste à expliquer la vie par eux. Penser par concepts c’est penser l’immobile. « Ce que les points immobiles sont au mouvement d’un mobile, les concepts de qualités diverses le sont au changement qualitatif d’un objet. Les concepts variés en lesquels se résout une variation sont autant de visions stables prises sur l’instabilité du réel. Et penser un objet, au sens usuel du mot penser, c’est prendre sur sa mobilité une ou plusieurs de ces vues immobiles[1]. » Les concepts sont des outils intellectuels : l’idée générale a à sa racine l’image générale, réaction analogue quand les actions sont différentes. Les abstraits sont des extraits, et perception et mémoire conscientes aussi sont des extraits. Mais la philosophie ne porte pas sur les extraits, elle porte sur le tout. Elle doit se placer dans les choses mêmes, s’établir d’abord en pleine réalité et voir les concepts déposés momentanément par le mouvement de cette réalité dynamique. Avec leur méthode d’aller des concepts à la réalité, « est-il étonnant que les philosophes voient si souvent fuir devant eux l’objet qu’ils prétendent étreindre, comme des enfants qui voudraient en fermant la main

  1. Introduction à la Métaphysique, p. 22.