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LE BERGSONISME

tuition pure, extérieure ou interne, est celle d’une continuité indivisée. Nous la fractionnons en éléments juxtaposés qui répondent, ici à des mots distincts, là à des objets indépendants[1]. » L’action morcelle le réel selon les lignes de sa commodité propre. La philosophie croit devoir la suivre sur ce terrain : elle sent bien que le réel ainsi morcelé répugne à l’intuition, elle s’efforce alors de dépasser l’intuition par des synthèses abstraites et arbitraires, « et le dernier mot restera à une philosophie critique, qui tient toute connaissance pour relative et le fond des choses pour inaccessible à l’esprit[2] ». Et M. Bergson n’écarte pas le principe de cette critique, mais il l’entend en un autre sens que Kant. La critique doit porter non sur l’être fondamental de l’esprit, puisque l’esprit faisant partie de la réalité doit avoir, par son fond, contact avec la réalité, mais sur sa structure dérivée, — dérivée des besoins de la vie, des nécessités de l’action. Il faudrait « aller chercher l’expérience à sa source ou plutôt au-dessus de ce tournant décisif, où, s’infléchissant dans le sens de notre utilité, elle devient proprement l’expérience humaine ». La philosophie ne consiste pas à suivre les cadres tracés par nos besoins, elle doit défaire ce que nos besoins ont fait, ce que nos besoins commandent. Elle doit réagir avant tout contre le morcelage par concepts.

Les concepts sont aux choses ce que les lois sont aux faits. Nous avons jeté sur les choses, par la pensée et le langage, tout un réseau de concepts dont les uns sont naturels et les autres artificiels. Les premiers sont fondés sur des identités (ceux des mathématiques et de la physique) ou sur des ressemblances (ce sont les concepts des sciences naturelles, ceux de variété, d’espèce, de genre, de famille). Mais sur ces concepts naturels nous avons bâti par le langage l’édifice des concepts artificiels. Et ces concepts artificiels projettent sur l’objet de la philosophie un morcelage illusoire. La matière et la vie sont morcelés par des concepts naturels, ceux des sciences, qui sont peut-être des illusions ; mais le monde métaphysique est morcelé par des concepts artificiels, ceux de la philosophie, qui en sont sûrement. C’est par delà ces concepts, c’est-à-dire par delà les mots, qu’il faut aller chercher la vérité. La dialectique, qui est un jeu de concepts, a toujours les mots pour elle, mais le philosophe ne doit pas s’en laisser imposer par le morcelage artificiel du langage. M. Bergson cite cette

  1. Évolution Créatrice, p. 201.
  2. Id., p. 203.