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LA CONNAISSANCE

l’ensemble des réactions naissantes qui suivent les ébranlements extérieurs, par l’ensemble des mécanismes montés pour agir réellement, à qui leur état inchoatif permet de coexister. L’action cérébrale continue donc la perception, « la perception étant notre action virtuelle et l’état cérébral notre action réelle ».

Une théorie de la perception pure peut poser, par abstraction et pour une plus grande commodité, le corps vivant comme un simple centre d’action, c’est-à-dire « comme un point mathématique dans l’espace, et la perception comme un instant mathématique dans le temps[1] ». Mais en réalité le corps est un corps étendu et la perception une perception qui dure. Le corps constitue non seulement un centre, mais une diffusion d’action, et d’autre part « quand le corps à percevoir est notre propre corps, c’est une action réelle, et non plus virtuelle, que la perception dessine ». Percevoir son corps c’est sentir, et quand nous attribuons à la sensation affective la subjectivité, cela signifie qu’elle comporte une action réelle. Elle se distingue par là nettement de la perception extérieure, qui dessine notre action virtuelle, et que pour cela nous disons objective. Au tableau de la vie psychologique que nous présente Matière et Mémoire, il manque une théorie de l’affection. Les deux ou trois pages qui en traitent n’apportent que des indications sommaires. Ce que M. Bergson en dit se rapporte tout entier à la douleur qui est bien « à la place où elle se produit, comme l’objet est à la place où il est perçu » et qui correspond à une action locale et par conséquent impuissante. Mais le plaisir, s’il s’ajoute à l’acte comme à la jeunesse sa fleur, que sera-t-il, sinon la fleur de l’action générale et par conséquent efficace de tout l’organisme ? La douleur se localise, mais le plaisir ne se localise pas. Ce sont les douleurs de la dyspepsie et nullement le plaisir d’un bon dîner qui nous rendent sensible la place de notre estomac. On dit où on a mal, on ne dit pas où on a plaisir, ou bien le plaisir local n’est que le degré inférieur du plaisir. Mais Matière et Mémoire est consacré à une théorie de la perception, et M. Bergson n’admet pas que la perception se construise avec les sensations, comme le veut la psychologie anglaise. « Les sensations, bien loin d’être les matériaux avec lesquels l’image se fabrique, apparaîtront au contraire alors comme l’impureté qui s’y mêle, étant ce que nous projetons de notre corps dans tous les autres[2]. »

Impureté liée à la réalité. « L’affection est ce que nous mêlons

  1. Matière et Mémoire, p. 262.
  2. Matière et Mémoire, p. 262.