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LE BERGSONISME

sentation de l’univers matériel soit « sortie de nous, au lieu que nous nous soyons d’abord dégagés d’elle[1] ». Le processus de la perception est un processus de réduction. On fera la théorie de la représentation en allant de la totalité des images, donnée dans la perception pure, à la sélection des images, nécessitée par l’action.

La théorie de la représentation ne va donc pas sans une théorie de la vie. Bien que la matière elle-même s’explique métaphysiquement comme un arrêt, une déficience, de l’élan vital, partons provisoirement du monde matériel donné comme une totalité. Dans cette totalité fondamentale, se forment, avec la vie, des centres d’indétermination qui retiennent de l’énergie, l’utilisent ensuite. La retenir c’est le rôle des organes de nutrition. L’utiliser c’est le rôle des organes d’action. Ces derniers « ont pour type simple une chaîne d’éléments nerveux, tendue entre deux extrémités dont l’une recueille des impressions extérieures et dont l’autre accomplit des mouvements[2] ». Mais cela ne donnerait que des réflexes et n’explique nullement la perception. La perception « exprime et mesure la puissance d’agir de l’être vivant, l’indétermination du mouvement ou de l’action qui suivra le mouvement recueilli. »

Ce monde matériel qui nous est donné comme une continuité et une interaction, la perception le morcelle selon les lignes d’une action virtuelle, propagée autour d’un centre d’action réelle qui est notre corps. Action virtuelle devant nous, action réelle en nous, sont solidaires et participent d’un même mouvement. Telle une pierre lancée dans une vitre, et qui en enlève sur son passage un morceau en ébranlant le reste. Autour de ce centre d’ébranlement, figuré par un vide réel, rayonnent des fêlures, lignes d’ébranlement virtuel selon lesquelles se continuera au premier choc le vide de la partie éclatée. Un même et indivisible coup a déterminé ce centre et ces lignes. « Les mêmes besoins, la même puissance d’agir qui ont découpé notre corps dans la matière vont délimiter des corps distincts dans le milieu qui nous environne[3]. » Ce centre d’action réelle laisse passer sans l’apercevoir l’action réelle du reste de l’univers pour n’en retenir que de l’action virtuelle, et c’est cette action virtuelle que nous appelons notre perception. Si l’état cérébral, qui n’est pas cette perception, lui correspond cependant, c’est que l’état cérébral est constitué par

  1. Matière et Mémoire, p. 45.
  2. Id., p. 57.
  3. Id., p. 260.