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LA CONNAISSANCE

à la fois, ce qui revient à dire qu’elles agissent et réagissent entre elles par toutes leurs parties élémentaires, et qu’aucune d’elles, par conséquent, n’est perçue ni ne perçoit consciemment[1] ». L’explication philosophique n’a donc pas à faire apparaître la représentation comme de la réalité surajoutée, comme un plus. Elle montrera au contraire dans notre représentation une réalité diminuée, un moins. Toute la matière étant posée dans la perception pure, l’être vivant, centre d’action, se définit en principe comme un refus de voir dans la matière autre chose que ce qui intéresse son action. La seule présence des êtres vivants supprime automatiquement « toutes les parties des objets auxquelles leurs fonctions ne sont pas intéressées. Ils se laisseront traverser, en quelque sorte, par celles d’entre les actions extérieures qui leur sont indifférentes ; les autres, isolées, deviendront perceptions par leur isolement même ». Dans la mesure où l’être vivant constitue une puissance, un centre d’action, une force de réaction, il arrête, équilibre, contrarie sur un point l’action du reste de l’univers. Au sens où Leibnitz dit que la monade est un point de vue, il est un point d’action, ou plutôt un plan d’action. Notre représentation sera donc faite de ce que nous soustrairons à l’universel présent, à la présentation générale qu’est la matière. La diminution de l’action des autres images sur l’image et par l’image privilégiée qu’est notre corps « est justement la représentation que nous avons d’elles. Notre représentation des choses naîtrait donc, en somme, de ce qu’elles viennent se réfléchir contre notre liberté. »

Du point de vue de la quantité qui est celui de l’univers matériel, la perception consciente n’ajoute rien à la somme des perceptions, car il n’est pas un point de l’univers matériel qui en un certain sens ne perçoive le reste de l’univers, c’est-à-dire dans lequel ne soit présent l’univers entier. Mais percevoir, pour un être vivant, ce n’est pas voir davantage, c’est refuser de voir ce qui n’intéresse pas la vie. « Percevoir toutes les influences de tous les points de tous les corps serait descendre à l’état d’objet matériel. Percevoir consciemment signifie choisir, et la conscience consiste avant tout dans ce discernement pratique[2]. »

L’explication bergsonienne de la perception renversera donc le point de vue habituel des psychologues. Ceux-ci veulent que la repré-

  1. Matière et Mémoire, p. 24.
  2. Id., p. 28.