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LE BERGSONISME

donc, se polarise en deux directions. D’abord le discernement des individus, des différences, qui est l’acte de la mémoire spontanée, et qui multiplie, à mesure qu’il s’accomplit mieux et que la mémoire est plus consciente, les traits particuliers, les indiscernables. Ensuite la construction des genres, continuation du mécanisme vital par lequel l’individu abstrait ce qui l’intéresse, en fait un instrument d’action. Si la première tendance existait seule, l’individu ne pourrait agir, si la seconde existait seule il n’agirait qu’automatiquement, ne saurait se modifier ni s’adapter.

Les genres continuent le mécanisme vital au moyen de mécanismes, ceux du langage. Le passage de l’habitude des ressemblances à l’idée générale et au genre s’effectue au moyen du langage qui prolonge ici dans la voie de l’intelligence le travail de la nature. L’intelligence c’est la vie qui agit sur la matière en fabriquant des outils. Le langage n’est que l’un de ces outils. « L’entendement, imitant le travail de la nature, a monté, lui aussi, des appareils moteurs, cette fois artificiels, pour les faire répondre, en nombre limité, à une multitude illimitée d’objets individuels : l’ensemble de ce mécanisme est la parole articulée[1]. » Le mot, comme dit le poète, est bien un être vivant, est fait au moins par l’être vivant à son image. Nous l’avons appelé un outil ; mais cet outil diffère des autres par une possibilité d’humanisation, de vitalité, de spontanéité auxquelles est comme déléguée toute la partie poétique du langage. De même que l’être vivant est constitué par un mécanisme qui réagit de façon identique à des excitations différentes, c’est-à-dire qui choisit dans ces excitations leur partie utile, et puis y répond par une action, de même le mécanisme moteur qu’est le mot consiste dans la réaction verbale identique non seulement d’un homme, mais d’un groupe d’hommes, à des multitudes d’excitations, d’objets individuels.

Mais si le mot était mécanisme pur, il n’y aurait pas de vie du langage, et la vie n’est la vie qu’en tant qu’elle échappe par l’invention au mécanisme qu’elle a créé, par la spontanéité à l’automatisme qui la guette. Si nous ne pouvons penser la vie, néanmoins il y a une vie de la pensée ; si nous ne pouvons penser le mouvement, le procès de la pensée n’en est pas moins un mouvement. L’idée générale correspond subjectivement à une forme fixe, mais réellement elle est emportée dans une circulation. Cette circulation se fait entre deux plans,

  1. Matière et Mémoire, p. 175.