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LE BERGSONISME

ailleurs M. Bergson. Il y aurait constamment souvenir du présent « si la volonté, sans cesse tendue vers l’action, n’empêchait le présent de se retourner sur lui-même, en le poussant indéfiniment vers l’avenir ». Que cette volonté se relâche légèrement, il n’y a que de la distraction ; mais lorsque ce relâchement et cette distraction atteignent un certain degré, alors apparaît le fait déjà pathologique de la fausse reconnaissance, qui, en nous arrêtant dans l’élan de notre vie psychologique, nous semble une coupure de la vie réelle.

La fausse reconnaissance ou souvenir du présent rentre donc, à titre d’illustration ou de preuve, dans ce fait général que la mémoire est un tout de droit, que l’explication doit porter sur les occlusions et les limites imposées à ce tout par les nécessités de l’action. La mémoire s’exalte dès que notre passé cesse d’être « inhibé par les nécessités de l’action présente ». C’est ce qui se passe dans le sommeil, dans l’état somnambulique, et aussi chez les mourants qui revoient d’un coup tout leur passé. Ainsi s’explique aussi en partie la souplesse de la mémoire chez les enfants, qui ne l’ont pas encore coordonnée à leur action, et chez qui elle demeure une faculté plus libre.

De sorte qu’à la limite « il y aurait deux états extrêmes jamais réalisés, l’un d’une mémoire toute contemplative qui n’appréhende que le singulier dans sa vision, l’autre d’une mémoire toute motrice qui imprime la marque de la généralité à son action[1] » : la mémoire contemplative qui retient des réalités individuelles, caractéristiques, portant chacune leur différence propre ; la mémoire motrice qui retient du passé la ressemblance avec l’état présent, se meut par conséquent dans la généralité, « l’habitude étant à l’action ce que la généralité est à la pensée ».

La question de la mémoire est donc liée à celle des idées générales, ou du moins aux « idées générales fondées sur ce qu’on appelle la perception des ressemblances ». La généralisation active, qui est le propre de la pensée réfléchie, a son origine dans une abstraction passive placée à la source et dans le courant mêmes de la vie, l’« opération par laquelle les choses et les êtres saisissent dans leur entourage ce qui les attire, ce qui les intéresse pratiquement, sans qu’ils aient besoin d’abstraire, simplement parce que le reste de l’entourage reste sans prise sur eux : cette identité de réaction à des actions superficiellement différentes est le germe que la conscience humaine déve-

  1. Matière et Mémoire, p. 169.