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LA CONNAISSANCE

en plus compliqué devient nécessaire pour symboliser en mouvement l’idée exprimée par le mot qu’on cherche[1]. » Les lésions cérébrales peuvent couper les mécanismes physiques par lesquels l’action remémorée est jouée par le corps, elles ne sauraient détruire les souvenirs.

La reconnaissance, où le passé est ramené dans le présent, nous a donc fourni le type des états mixtes particulièrement instructifs pour la solution du problème de la mémoire, et les maladies de la reconnaissance nous ont servi, par l’emploi des méthodes de différence et de variation concomitante, à déterminer la cause de la reconnaissance et par là le mécanisme de la mémoire. Mais parmi ces maladies de la reconnaissance il en est une qui doit être particulièrement instructive : c’est, après les maladies par relâchement ou par défaut la maladie par excès, la reconnaissance sans mémoire, la fausse reconnaissance.

La fausse reconnaissance, que tant de personnes éprouvent, et qu’on a expliquée de tant de façons différentes, c’est l’état psychologique où le phénomène présent nous apparaît sous la figure de passé remémoré. M. Bergson en donne, en conformité avec sa théorie de la mémoire, une explication originale. La fausse reconnaissance est bien un souvenir du présent ; ces deux termes selon lui ne sont pas contradictoires. Le souvenir naît au fur et à mesure de la perception elle-même. « Ou le présent ne laisse aucune trace dans la mémoire, ou c’est qu’il se dédouble à tout instant, dans son jaillissement même, en deux jets exactement symétriques, dont l’un retombe vers le passé tandis que l’autre s’élance vers l’avenir. Ce dernier, que nous appelons perception, est le seul qui nous intéresse. Nous n’avons que faire du souvenir des choses pendant que nous tenons les choses mêmes. La conscience pratique, écartant ce souvenir comme inutile, la réflexion théorique le tient pour inexistant. Ainsi naît sans doute l’illusion que le souvenir succède à la perception[2]. » Tout moment de notre vie se dédouble en perception et souvenir, qui sont contemporains comme le corps et l’ombre. Mais si notre œil était doué d’un pouvoir éclairant nous ne verrions jamais notre ombre, et pourtant l’optique pourrait en établir la réalité. Pareillement le souvenir du présent étant inutile à l’action reste pour nous comme s’il n’existait pas. Il fait partie de ces représentations bouchées par l’action dont parle

  1. L’Énergie Spirituelle, p. 58.
  2. Id., p. 139.