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LE BERGSONISME

lement discontinue, puisqu’elle procède par mots juxtaposés, la parole ne fait que jalonner de loin en loin les principales étapes du mouvement de la pensée[1]. » La lecture aussi, et les images verbales ou visuelles présentes sont simplement destinées, comme « autant d’écriteaux, à me montrer de temps en temps le chemin ».

Toute reconnaissance, automatique ou réfléchie, est donc une opération active. Ce ne sont pas des souvenirs assoupis dans le cerveau qui se réveillent mécaniquement. C’est « une tension plus ou moins haute de la conscience, qui va chercher dans la mémoire pure les souvenirs purs, pour les matérialiser progressivement au contact de la sensation présente[2] ». Cette matérialisation du souvenir pur ne saurait évidemment s’expliquer qu’en soulevant tout le problème des rapports du physique et du mental, et c’est pourquoi Matière et Mémoire est intitulé : Essai sur la relation du corps à l’esprit. Retenons seulement qu’il n’y a pas, pour M. Bergson, de souvenir utile, c’est-à-dire de reconnaissance, sans un ébranlement moléculaire, source plus ou moins virtuelle, plus ou moins effective, de mouvements corporels. Matérialiser veut dire ici non convertir en choses, mais convertir en action. C’est ainsi que les maladies du langage sont des maladies de la reconnaissance, et ces maladies de la reconnaissance des maladies motrices. La marche régressive de l’aphasie, des noms aux verbes, se comprend si on admet « que les souvenirs, pour s’actualiser, ont besoin d’un adjuvant moteur ; et qu’ils exigent, pour être rappelés, une espèce d’attitude mentale insérée elle-même dans une attitude corporelle. Alors les verbes, dont l’essence est d’exprimer des actions imitables, sont précisément les mots qu’un effet corporel nous permettra de ressaisir quand la faculté du langage sera près de nous échapper[3] ». Si notre pensée (bien qu’elle soit un progrès et non une chose) porte sur des choses et non sur des progrès, notre mémoire utile est une mémoire d’actions plutôt qu’une mémoire de choses. Automatique ou réfléchie, la reconnaissance est une réalisation du souvenir, qu’elle insère dans le plan de notre action présente. Et elle l’insère d’autant plus facilement que ce souvenir est davantage un souvenir d’action, concorde de plus près avec un schème moteur. « À mesure que nous allons du verbe au nom propre, nous nous éloignons davantage de l’action directement imitable, jouable par le corps ; un artifice de plus

  1. Matière et Mémoire, p. 133.
  2. Id., p. 266.
  3. Id., p. 127.