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LE BERGSONISME

associationniste voyait des états et réalisait en doctrine cette « invincible tendance qui nous porte à penser, en toute occasion, des choses plutôt que des progrès ».

L’ordre de mouvement qui constitue proprement la mémoire se développe non dans l’espace, mais dans la durée, c’est-à-dire que nous l’appelons mouvement par métaphore, et qu’il est en réalité changement. Ce changement fait place au mouvement physique proprement dit quand la mémoire devient habitude, quand le corps enregistre le passé et en emmagasine l’action sous forme de mécanismes moteurs. Cette mémoire-habitude qui ne conserve pas les images anciennes, mais qui simplement « en prolonge l’effet utile jusqu’au moment présent » doit être chez l’animal ce qui correspond à notre mémoire. Sa vie se compose d’un jeu de mécanismes, d’une sélection d’attitudes. Si nous avons un passé c’est que nous pouvons nous abstraire du présent, et « pour pouvoir s’abstraire de l’action présente, il faut pouvoir rêver. L’homme seul est peut-être capable d’un effort de ce genre. Encore le passé où nous remontons ainsi est-il glissant, toujours sur le point de nous échapper, comme si cette mémoire régressive était contrariée par l’autre mémoire, plus naturelle, dont le mouvement en avant nous porte à agir et à vivre[1] ». Cette existence du passé, cette possession de la mémoire, c’est une des formes supérieures de ces réservoirs d’indétermination, raison d’être de la vie, qui prennent leur sens clair dans la liberté humaine. L’homme est capable de liberté parce qu’il a le sentiment du possible et le sentiment du passé. La perception, et son prolongement la science positive, correspondent au premier, nous tracent les lignes de notre action possible, et la mémoire, conscience plus ou moins pleine de la durée vécue, correspond au second.

Ainsi la mémoire, en tant que réalité du passé, nous apparaît comme un changement, un changement où ce qui change devient à chaque instant ce qui a changé, où ce qui a changé continue à changer par le progrès de la vie et la création de la durée. Ce changement, qui est progrès et création, se prolonge naturellement par l’action, par le mouvement dans l’espace, ou plutôt c’est l’espace lui-même qui nous paraît articulé par notre action et pour notre action (à commencer par l’espace de notre corps), et dessine les lignes virtuelles de notre action, se définit comme une habitude d’action. Ce passage de l’action

  1. Matière et Mémoire, p. 80.