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LA CONNAISSANCE

viduellement l’est socialement : il a fallu la contrainte chrétienne pour donner au sentiment de l’amour une conscience si aiguë.

D’une part la conscience apparaît donc en face d’une contrariété, d’un déficit. Mais d’autre part M. Bergson tend à faire de la conscience la réalité unique, à l’identifier avec cet absolu qu’il appelle l’élan vital. La matière se définit comme une conscience annulée « où tout se compense et se neutralise », l’automatisme est une conscience endormie, et la conscience positive apparaît ou reparaît quand il y a possibilité d’un choix. « Conscience ou supra-conscience est la fusée dont les débris éteints retombent en matière ; conscience encore est ce qui subsiste de la fusée même, traversant les débris et les illuminant en organismes[1] ». Il faut donc admettre à l’origine une supra-conscience. Comme il y a d’autant plus de conscience chez un être « qu’une plus grande latitude de choix lui est laissée et qu’une somme plus considérable d’action lui est départie », choix et action doivent donc appartenir éminemment à la supra-conscience. M. Bergson se contente d’indiquer cette supra-conscience, analogue comme principe cosmique à la Volonté de Schopenhauer ou à l’Inconscient de Hartmann. Peut-être certains moments d’extase, comme celle de Plotin, certains élans religieux et mystiques, certains états de grâce de la création artistique pourraient-ils nous en donner une idée ou un sentiment. Mais ces états sont des états de plénitude, alors que la conscience implique des possibles irréalisés, un désir d’être, un déficit. C’est donc bien à la Volonté de Schopenhauer qu’il nous faut en dernière analyse nous arrêter. « L’élan de vie dont nous parlons consiste en somme dans une exigence de création. Il ne peut créer absolument, parce qu’il rencontre devant lui la matière, c’est-à-dire le mouvement inverse du sien[2]. » Le déficit et l’obstacle contre lesquels jaillissent la conscience ou la supra-conscience serait donc la matière. Mais s’il test vrai que la vie prenne son essor au moment même où, par l’effet d’un mouvement inverse, la matière nébulaire apparaît[3] », était-ce supra-conscience ou inconscience qui existaient avant qu’apparussent la vie et son inversion matérielle ? Nous retrouverons plus tard ces difficultés, auxquelles M, Bergson ne semble encore proposer que des solutions hypothétiques et vaporeuses.

  1. L’Évolution Créatrice, p. 283.
  2. Id., p. 273.
  3. Id., p. 279.