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LE BERGSONISME

travail de solidification et de division que nous faisons subir à la continuité mouvante du réel pour nous y assurer des points d’appui, pour nous y fixer des centres d’opération, pour y introduire enfin des changements véritables ; ce sont les schèmes de notre action sur la matière[1] ».

Mais ce travail de solidification et de division, ces centres d’opération d’où partent des changements véritables, ce n’est pas nous seulement, ce n’est pas nous d’abord qui en sommes les auteurs : ils appartiennent à une technique plus générale encore, celle de la vie, et les corps vivants eux-mêmes sont formés déjà selon les schèmes de cette action sur la matière. Le psychique en lui-même ne saurait être action, car il consiste en une multiplicité infinie de tendances, en une pluralité de personnes qui se pénètrent et coexistent. Tel est l’élan vital à son origine, telle est l’âme d’un poète et d’un grand artiste, tel est l’être d’une société, qui, n’ayant pas de corps, peut bien être ramenée à du psychique pur (cela me paraît du moins découler des idées de M. Bergson, qui ne s’est pas expliqué là-dessus). « Le rôle du corps est de forcer les personnalités à se dissocier et à se distinguer. La personnalité psychique se taille dans le monde matériel une personnalité physique, parce qu’il y a pour elle, dans cette opération, le moyen de triompher de la nécessité immanente aux éléments psychiques qui les fait se compénétrer, et, par cette victoire, de parvenir à l’existence indépendante[2]. » Ainsi s’achève pour nous la fonction du corps. D’abord il favorise une tendance de la vie qui ne peut se développer pleinement qu’en se distinguant, en s’individuant. Ensuite il spécifie entre d’innombrables tendances une tension, une attention à la vie, une action déterminée, exclusive d’autres actions, une action qui s’exerce soit sur des corps bruts (c’est la technique de l’homo faber), soit sur d’autres personnes (c’est la vie sociale du ζῶον πολιτιϰόν (zôon politikon), mais c’est d’abord l’amour), soit sur nous-mêmes (c’est la vie morale de l’homo sapiens, mais c’est d’abord la satisfaction de nos besoins physiques). Évidemment on peut par bien des côtés rattacher la philosophie bergsonienne à la philosophie alexandrine, mais l’analogie ne va pas jusqu’à faire de l’union de l’âme et du corps une déchéance de l’âme : l’existence des corps apparaît au contraire, nous le verrons plus tard, au regard de l’élan vital, comme une condition essentielle de sa réussite.

  1. Durée et Simultanéité, p. 235.
  2. Grivet, Études, l. c., p. 479.