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l’une avec l’autre, l’une en raison de l’autre. Ce n’est pas un hasard si cette terre de l’énergie nue qu’est l’Espagne produit l’homme qui donne une méthode à l’énergie comme Bacon et Descartes en donnent une à la pensée : Ignace de Loyola. « Une méthode pour que chacun se crée lui-même, voilà sa force incomparable »[1]. Méthode qu’il met au service de l’Église, — que les trois idéologies mettent au service d’une église intérieure, — qu’ensuite M. Barrès s’emploiera à mettre au service, lui aussi, d’églises extérieures, d’une collectivité.

Ainsi Un Homme Libre est le livre de la méthode appliquée non à l’intelligence, mais à la volonté. « Pour ne pas succomber sous l’âme universelle que nous allons essayer de dégager en nous, commençons par connaître les forces et les faiblesses de notre esprit et de notre corps. Il importe au plus haut point que-nous tenions en main ce double instrument, pour avoir une conscience nette de l’émotion perçue, et pour pouvoir la faire apparaître à volonté »[2]. Une méthode qui permette d’utiliser l’énergie présente, de récupérer l’énergie absente ! « La vie toujours chez nous rencontra des obstacles. Nous n’avons pas, eu le sentiment de la force, cette énergie vitale qui pousse le jeune homme hors de lui-même… Ce sentiment de nos forces émoussées nous engage vivement à ne négliger aucune de celles qui nous restent, à en augmenter l’effet par un meilleur usage, à les fortifier de toutes les ressources de l’expérience »[3]. Comme Didon, en découpant en lanières une peau de bœuf il y a fait tenir l’enceinte d’une cité. « De plus en plus dégoûté des individus, j’arrive à croire que nous sommes tous des automates » et de plus en plus il a pris conscience de son déterminisme intérieur. Voyez Nationalisme, Déterminisme, le premier livre des Scènes et Doctrines du Nationalisme. S’il est passé d’un homme libre à un homme déterminé, c’est par l’intermédiaire d’un homme qui crée lui-même son déterminisme, qui ploie en lui la machine. Tout le ressort essentiel de ce double déterminisme est caché, comme celui qui fait mouvoir les deux aiguilles d’une montre dans le colloque qui termine le IVe chapitre d’Un Homme Libre.

« Pourquoi les philosophes s’indigneraient-ils contre ce machinisme de Loyola ? Grâce à des associations d’idées devenues chez la plupart des hommes instinctives, ne fait-on pas jouer à volonté les ressorts

  1. Les Déracinés, p. 211.
  2. Un Homme Libre, p. 58.
  3. Id., p. 63.