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double passion »[1]. L’homme à tiroirs, à vie multiple, garde pour lui seul la plus grande part de son intérêt : comme M. Barrès le dit de Schliemann, le chercheur emporte la truffe.

Et puis la vie double elle-même n’acquiert toutes ses nuances que si elle s’oppose à la vie une, — si la vie une est comprise comme le second terme d’un dualité, si elle aussi est, d’un certain point de vue, pratiquée, aimée.

Enfin, à mesure que le temps d’un homme s’accroît, que sa vie devient plus complexe et plus étoffée, un certain progrès le conduit à se voir, à se connaître sous une forme plus une, à embrasser le paysage avec plus d’ensemble tandis que le point de vue s’élève, à fondre dans l’unité d’une vie ancienne ce qui d’abord apparaissait comme divers dans les découvertes d’une vie neuve. M. Barrès pouvait bien écrire dans Un Homme Libre : « Une idée que j’ai exprimée, désormais n’aura plus mes intimes tendresses… Peut-être qu’ayant tout avoué dans ces pages, il me faudra tenter une évolution de mon âme, pour que je prenne encore du goût à moi-même[2]. » Mais plus tard, ajoutant à l’Homme Libre la préface de 1904, il apercevait au contraire l’unité, l’harmonie, de sa pensée, de son être. Plus précisément, comme tous ceux qui en ont eu vraiment quelque chose à dire, il n’a vraiment exprimé qu’une idée, une idée vivante qui se confond avec lui. « Ma pensée était, que dis-je ! elle est encore une chose vivante, la forme de mon âme… En 1890, au lendemain de l’Homme Libre, je sentais mon abondance, je ne me possédais pas comme un être intelligible et cerné[3]. » Bien au contraire, dans l’Homme Libre il redoutait le moment où il allait devenir cet être intelligible et cerné. « Comme il serait triste, disait-il en s’adressant à Sainte-Beuve, qu’un jour, faute d’une source intarissable d’émotion, j’en vinsse à imiter ton renoncement !… Que j’aie fini d’être froissé, et je n’aurai plus que de l’intelligence, c’est-à-dire rien d’intéressant[4]. » Certainement l’intelligence de M. Barrès (pas plus d’ailleurs que celle de Sainte-Beuve) n’est jamais devenue cette chose définie et morte en laquelle il craignait que se refroidît sa sensibilité. Mais enfin, de plus en plus, on a été sollicité de le voir sous une figure d’unité qui d’abord lui convenait mal.

  1. Le Voyage de Sparte, p. 13.
  2. Un Homme Libre, p. 48.
  3. Id., p. 9.
  4. Id., p. 97.