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rente, se lève en moi à de longs intervalles : l’idée qu’un jour, ne fût-ce qu’à ma dernière nuit, sur mon oreiller froissé et brûlant, je regretterai de n’avoir pas joui de moi-même, comme toute la nature semble jouir de sa force, en laissant mon instinct s’imposer à mon âme, en irréfléchi[1]. » Mais d’autre part : « J’ai tout l’orgueil du succès quand j’en ai tracé les lois. C’est posséder une chose que s’en faire une idée très nette, très précise[2]. ». Ces pentes diverses, opposées, d’une âme, apercevons-les ainsi comme sur une carte en relief, et voyons dans les deux vies, extérieure et intérieure, les deux mers où vont leurs eaux.

Dès lors une vie complète implique pour M. Barrès deux ou plusieurs vies qu’il est intéressant, difficile, tonique et beau de mener ensemble, d’associer, d’opposer, de contraster. L’une prend du voisinage ou de la succession de l’autre plus de saveur. L’art de la vie devient quelque chose d’analogue à cet art de la cuisine auquel Platon compare la sophistique : il nous appartient de lui faire subir les savantes préparations d’un repas. « Combien il doit être vif, le frisson de ces aventureux qui, tout en s’accommodant de leur milieu ordinaire, goûtent et réalisent les voluptés de deux ou trois vies morales, différentes et contradictoires ! C’est peu vivre de ne faire qu’un seul personnage ! »[3] Cette vie en partie double c’est « le secret merveilleux ». Il est vrai que M. Barrès, dans le curieux morceau de Du Sang qui porte ce titre, le ramène à une figure assez vulgaire, la dualité de l’intérieur et de l’extérieur. « Vivre une existence double ! Être et paraître ! Les grands aventuriers affirment qu’ils y trouvent une intensité de plaisir nerveux qui triple la joie de vivre ». Seulement l’intérieur lui-même peut comporter plusieurs âmes différentes, alternées, sur lesquelles l’extérieur, une fois adopté, maintient cette glaçure, « le sérieux qui couvre toutes les fantaisies ». La présence de ce secret merveilleux, la figure de la vie double, nuancent tous les livres de M. Barrès, y animent comme les couleurs du sang sur le visage une vivante et changeante sensibilité.

« Dans l’âme le bohémianisme, à l’extérieur l’austérité », c’est très justement qu’il appelle cela « la culture morale des sociétés vraiment civilisées »[4]. Très justement en tant que cette figure élémentaire symbo-

  1. Un Homme Libre, p. 141.
  2. Id., p. 189.
  3. Du Sang, p. 76.
  4. Id., p. 75.