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tantes. Mais le propre de la vie, et particulièrement de la conscience, c’est de suivre la loi de la durée, de passer par le couloir unilinéaire du temps. Sturel voudrait « aimer en même temps l’amour et la gloire, une belle jeune femme et une belle aventure, mais l’intensité ne s’obtient qu’au prix de sacrifices »[1]. Et l’auteur du Discours sur les passions de l’amour appelait belle non la vie qui réunit l’amour et l’ambition, mais celle qui commence par l’un et finit par l’autre. « Nos méditations comme nos souffrances, dit M. Barrès, sont faites du désir de quelque chose qui nous compléterait. Un même besoin nous agite, les uns et les autres, défendre notre moi, puis l’élargir au point qu’il contienne tout[2]. » Bien plutôt c’est ce moi lui-même qui est fait du désir de quelque chose qui le compléterait, ou qui se défait dans ce désir. Nous sommes agités de deux besoins contradictoires : défendre notre moi en le concentrant, l’élargir au point qu’il se détruise en contenant tout, qu’il détruise en lui la raison en prétendant contenir ce qui s’exclut.

Aussi cette nécessité de vivre dans le temps, de n’éprouver les nuances de la vie que successivement paraît à une sensibilité exigeante une cruelle infirmité de la nature humaine : le désir se dessèche et s’épuise dans une poussière d’instants discontinus. « Je considère avec affolement combien la vie est pleine de fragments de bonheur que je ne saurai jamais harmoniser, et d’indications vers rien du tout[3]. » La réalité fournissant le multiple et le discontinu, c’est l’imagination qui en composera une figure fictive et complaisante. De telles sensibilités « souffrent délicatement et composent, dans leur imagination enfiévrée, des bonheurs avec les fragments qu’ils ont entrevus[4]. » C’est une grande nervosité tendue sur un vide intérieur comme les cordes de musique sur la caisse sonore.

« Cette mort perpétuelle, ce manque de continuité de nos émotions, voilà ce qui désole l’égotiste et marque l’échec de sa prétention. Notre âme est terrain trop limité pour y faire fleurir dans une même saison tout l’univers. Réduits à la traiter par une culture successive, nous la verrons toujours fragmentaire[5]. » Le Culte du Moi a pour objet de

  1. L’Appel au Soldat, p. 176.
  2. Le Jardin de Bérénice, p. 48.
  3. Un Homme Libre, p. 211.
  4. Le Jardin de Bérénice, p. 45.
  5. Id., p. 109.