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l’œuvre de M. Barrès est donnée comme une défense de cet héritage. Lorrain, il le voit sous la figure d’un domaine précaire et toujours menacé. Vision qui, se tournant à l’intérieur s’est, pendant des années, approfondie en passionnées méditations. D’abord, dans Un Homme Libre, figure emblématique du Moi au même titre que l’Église militante ou l’Église triomphante, elle devient avec le Roman de l’Énergie Nationale, les Amitiés Françaises et les Bastions de l’Est, le tout, presque, de l’œuvre de M. Barrès. La philosophie de l’héritage s’étoffe en philosophie nationaliste. « Je suis un héritier, dit l’Alsacien Ehrmann ; je n’ai ni l’envie ni le droit d’abandonner des richesses déjà créées »[1]. M. Barrès, de l’autre côté des Vosges, se sent l’envie et le devoir de les défendre. Et — voyez — encore cette envie et ce devoir demeurent pris pour lui dans une habitude et un goût de consommation. Ce n’est plus Ehrmann, c’est lui-même qui dit dans Au Service de l’Allemagne : « Par une chance à la fois détestable et bienheureuse, je vis ma courte vie lorraine précisément dans une période où la bataille, sur ce point géographique, est de plus grande conséquence qu’elle ne fut depuis quatorze siècles. Le sort, en me faisant naître sur la pointe demeurée française de ce noble plateau m’a prédisposé à comprendre, non seulement avec mon intelligence mais d’une manière sensible, avec une sorte de volupté triste, le travail séculaire qui pétrit et repétrit sans cesse ma patrie[2]. » Capital d’intelligence, encore, que la bataille amenée à son point le plus lucide, dans le champ exact de la jumelle. Et le sort a continué à favoriser M. Barrès en élargissant cette bataille historique au point de faire, comme lui-même le disait en 1917, de la terre presque entière, autour de l’Europe centrale, une Alsace-Lorraine.

M. Barrès nous conte qu’en sa jeunesse, et lorsqu’il écrivait Huit Jours chez Renan, il ébaucha à l’intention de Taine une autre petite malice intitulée : M. Taine en voyage. M. Taine prend le matin le bateau du lac de Côme, passe sa journée à copier et à revoir son chapitre sur Venise, lève le nez de son papier pour recevoir des documents que lui apporte l’archiviste de Côme, et commence la description de son tour du lac par ces mots : « Tout le jour j’ai vogué dans une coupe de lumière ». Mais réfléchissant qu’il devait beaucoup à M. Taine et qu’il ne fallait pas le contrister, il jeta son apologue ironique dans un tiroir où il est encore.

  1. Au Service de l’Allemagne, p. 64.
  2. Id., p. 11.