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cette admirable vision du divin dans le monde, que sous le nom plus moderne d’inconscient, Philippe retrouva dans le Jardin de Bérénice[1], »

Voyons le réel sous l’ironie. M. Barrès a volontiers denigré et méprisé l’aristocratie de la naissance (Le Nelles du Roman de l’Energie Nationale, la réponse à l’Enquête sur la Monarchie). Il a attaqué et ridiculisé au temps de l’Affaire celle des « intellectuels ». Mais il a de la considération pour la troisième aristocratie, celle de l’argent. Il appartient au journalisme qui la défend. Comme Chateaubriand, Taine ou Vallès dans la leur, il se maintient avec force et sincérité dans sa classe sociale, celle des grands bourgeois.

Le Philippe des Amitiés Françaises est « petit-fils d’une longue suite de propriétaires lorrains »[2]. Il est instruit, en pages délicieuses, à connaître, à conserver, à développer son héritage. Vraie famille française, à fils unique, héritier comblé, — toujours heureuse lorsqu’elle voit que son enfant ne se ruinera pas. Quand le petit garçon, âgé de trois ans, quitte son hôtel sans se soucier de ses petits amis, « son père et sa mère, sans hésiter, se félicitent : C’est très heureux ! Nous croyons qu’il n’aura presque pas de cœur. Il en acquerra en devenant grand, pour ses parents, pour ses grands-parents, pour deux ou trois amis. Avec tous les autres il sera aimable, mais ils pourront bien aller dans le trou sans que le pauvre chéri se fasse de chagrin »[3]. C’est, dans l’ordre sentimental, l’équivalent de la bonne économie de nos pères. À Menton les magnifiques oliviers sont fumés avec des chiffons. Au pied de l’arbre barrésien voyez les bas de laine de nos vieilles familles.

Evidemment M. Barrès a tiré de là une belle philosophie nationaliste, celle des Amitiés Françaises. Tout capital comporte trois actions : le maintenir, l’accroître, le défendre.

L’intelligence a précisément pour effet de le maintenir, de le connaître, de le goûter. Elle en jouit et le consomme sous la forme littéraire. Chateaubriand, qui est l’ancêtre incontestable de M. Barrès, nous fournit le type de cette littérature porphyrogénète, née dans une richesse solide qu’elle exploite en mots et dépense en idées. « Chateaubriand, dit M. Barrès, dépensa dans sa littérature les tristesses hautaines accumulées par des féodaux sans emploi sur leur terre »[4].

  1. Le Jardin de Bérénice, p. 123.
  2. Les Amitiés Françaises, p. 84.
  3. Ib., p. 50.
  4. Scènes et Doctrines, p. 169.