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« Quand tu t’abaisses, lui dit la Lorraine, je veux te vanter comme le favori de tes vieux parents »[1] Mais André Maltère précise en termes plus décidés : « Certes, je les admire, les héroïques chasseurs d’idées et les patients laborieux qui nous composèrent ce menu. Mais, imitateurs serviles plutôt que continuateurs de leurs efforts, entasserons-nous toujours sans jamais profiter ? Le vigneron qui planta les raisins fut un bon homme, mais celui qui buvant le vin avec des compagnons, dont à chaque verre il se sent plus le frère, transforme en sensibilité les paniers du vendangeur, fait une tâche sans quoi les efforts du premier n’auraient pas eu de sens. Donnons un sens aux travaux de nos pères, faisons des mœurs avec leurs philosophies accumulées. Conformons-nous à l’image que nous suggèrent de la beauté toutes les vieilles notions morales mises sous le pressoir »[2].

Ce franc parti n’a rien de mal plaisant. M. Barrès en a tiré son sentiment de la terre et des morts. Il donne à sa sensibilité et à son intelligence leur étoffe solide et large. Il se répand avec aisance sur de multiples registres, depuis le matériel jusqu’au spirituel. Le matériel, d’abord, c’est le capital au sens grossier du mot, — l’argent : « Sans argent, dit le Philippe du Jardin, comment développer son imagination ?  » Et l’une des premières questions que M. Taine adresse à Rœmerspacher est de savoir s’il a quelques rentes, quelque héritage qui lui permette de vivre librement selon son âme. Le Repasseur, le second chien de l’Ennemi des Lois, avait coutume de prendre dans sa bouche des pièces de monnaie. « Avait-il été dressé à les ramasser sous les pieds des ivrognes dans les cabarets ? Les personnes qui ont eu des soucis d’argent dans leur jeunesse en gardent toujours une légère tare extérieure[3]. » C’est la tare originelle de Renaudin, de Racadot et de Mouchefrin. Mais ces soucis sont certainement plus épurés chez le Philippe du Jardin qui doit obtenir par les femmes, du chef de l’État, la concession d’un hippodrome suburbain : « L’argent, voilà l’asile où des esprits soucieux de la vie intérieure pourront le mieux attendre qu’on organise quelque analogue aux ordres religieux qui, nés spontanément de la même oppression du moi que nous avons décrite dans Sous l’œil des Barbares, furent l’endroit où s’élaborèrent jadis les règles pratiques pour devenir Un Homme Libre, et où se forma

  1. Un Homme Libre, p. 134.
  2. L’Ennemi des Lois, p. 209.
  3. Id., p. 115.