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même temps que des souvenirs désagréables de collège, le cinquième étage de Louis Ménard sur la place de la Sorbonne, un délicieux vieux pauvre « à la main prodigieusement sale », à l’esprit orné et bizarre, qui tient dans le Voyage de Sparte une place semblable à celle de Choulette dans le Lys Rouge : Madame de Noailles et l’Arménien Tigrane y occupent une situation plus éminente.

Et le nom de madame de Noailles — cette Gasmule de notre poésie — dans l’admirable dédicace du livre y met une valeur aussi significative que les noms de Louis Ménard et de Tigrane. M. Barrès prend ici la suite non seulement du romantisme, mais d’un certain romantisme féminin. L’Acropole mécontente et repousse une sensibilité avide. « Même après la leçon classique, je continuerai à produire un romanesque qui contracte et déchire le cœur »[1]. Tout le voyage de Grèce était, comme presque tout ce qu’a écrit depuis M. Barrès, préfiguré dans Un Homme Libre. « Invincible égotisme qui me prive de jouir des belles formes ! Derrière elles, je saisis leurs âmes pour les mesurer à la mienne et m’attrister de ce qui me manque. L’univers est un blason, que je déchiffre pour connaître le rang de mes frères, et je m’attriste des choses qu’ils firent sans moi »[2]. À défaut de lui-même la tour franque maintenait sur l’Acropole quelque signe de ses pères, quelque ombre verbale de lui. Les archéologues la lui ont démolie. Mycènes l’a ennuyé : « J’arrive pour que l’on me dise : M. Schliemann s’est bien amusé. M. Schliemann, soit, mais moi ? Le chercheur emporta la truffe[3]. » Dans la Nouvelle Espérance de madame de Noailles, lorsque Philippe quitte Sabine de Fontenay, il emporte dans sa malle des livres : « Vous allez lire tout cela ? — Oui, c’est très intéressant. — Ah ! c’est intéressant ? Et moi, qu’est-ce que j’aurai ? »

On est dès lors au point pour juger le jugement de M. Barrès sur le Parthénon : « Rien de plus beau que le Parthénon, mais il n’est pas l’hymne qui s’échappe naturellement de notre âme ; il ne réalise pas l’image que nous nous composons de notre éternité de plaisir. Epictète disait : Malheureux l’homme qui meurt sans avoir gravi l’Acropole ! Ah ! s’il existait un pélerinage que Pascal nous eût ainsi

  1. Le Voyage de Sparte, p. 278.
  2. Un Homme Libre, p. 158.
  3. Le Voyage de Sparte, p. 165.