Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/58

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se nourrit d’images, d’images qui s’élèvent à la vie de la pensée. La pensée consciente et claire s’avance avec des images comme avec des flambeaux dans le monde obscur et les replis de l’inconscient. Et ce qui n’était d’abord qu’images sentimentales affleure par une patience appliquée, par la réflexion et le style à la lumière de la pensée claire.

Les deux tendances ne se contredisent donc pas, mais aussi elles ne se raccordent pas complètement. Elles ménagent à l’intelligence de M. Barrès l’heureuse possibilité de penser sur deux registres différents.

Le premier peut se définir ainsi : volonté d’utiliser et non de subir. Voir clair par un acte de volonté, et voir clair en soi d’abord. « Un moi qui ne subit pas, voila le héros de notre petit livre. Ne point subir ! C’est le salut quand nous sommes pressés par une société anarchique… »[1] De là l’intelligence de M. Barrès, à travers tous ses raffinements et toutes ses subtilités, a porté sur tous les sujets un bon sens, une finesse lorraine qui, du même fonds dont il prétendait ne point subir, lui ont défendu de céder et d’être crédule à des prestiges extérieurs. L’Ennemi des Lois, le Roman de l’Énergie Nationale, le Voyage de Sparte, la Grande Pitié des Eglises de France présentent par bien des parties un souci de voir clair, une soumission presque scientifique aux humbles et complexes conditions de la réalité, un souci de cerner tous les éléments d’une question et de leur faire rendre tout ce qui apportera une solution.

C’est à cette clarté sur lui-même que l’ont amené les « intercesseurs » d’Un Homme Libre. Mais vers les profondeurs de l’inconscient se penche la fine et frémissante Bérénice, et, avant Bérénice, la méditation d’Un Homme Libre sur la Lorraine. « C’est l’instinct, bien supérieur à l’inconscient, qui fait l’avenir. C’est lui seul qui domine les parties inexplorées de mon être, lui seul qui me permettra de substituer au moi que je parais le moi auquel je m’achemine les yeux bandés »[2]. C’est d’ailleurs à juste titre que le Jardin de Bérénice et le livre de l’inconscient servent de cadre à la campagne électorale de M. Barrès. Il pouvait accorder avec eux l’une ou l’autre des deux doctrines entre lesquelles il paraissait hésiter alors, socialisme et nationalisme, parce qu’elles étaient mêmes hésitantes. « Dans ces questions de patriotisme, de religion, il n’y a pas de logique qui persuade, c’est de l’ordre senti-

  1. Nouvelle préface d’Un Homme Libre, p. 14.
  2. Le Jardin de Bérénice, p. 80.